poniedziałek, 20 stycznia 2014

CYPRIAN NORWID ENTRE L’EUROPE ET L’ORIENT



Krzysztof Andrzej Jeżewski


                   CYPRIAN NORWID ENTRE L’EUROPE ET L’ORIENT

 Selon moi – Madame ! – il n’y a jamais eu des Européens, car nous
tous nous sommes venus ici de l’Asie – de ce pays qui nous reste
maintenant sur l’embryon de  notre intelligence comme un rêve du
Paradis !
C. Norwid, lettre à Joanna Kuczyńska, 1869

    En janvier 1852, Cyprian Norwid écrivait dans une lettre au poète Józef Bohdan Zaleski : Bientôt, tels les bâtisseurs de la Tour de Babel, les hommes se disputeront – se diviseront – s’affronteront dans divers extrêmes et se sépareront comme après la confusion des langues… Ils partiront vers des nations diverses, pour des combats divers exterminant les uns les autres leurs propres partialités… cherchant, l’un au-dessus de l’autre, leur propre mesure : c’est cela justement la Tour de Babel. Et le temps est de plus en plus proche, bientôt la carte de l’Europe éclatera tel un fleuve qui dégèle en vitres de ses glaces de surface… 
    L’esprit prophétique du poète s’est avéré infaillible. 62 ans plus tard a éclaté la Première Guerre mondiale.  Mais ce don de visionnaire stupéfiant ne s’est pas arrêté là. Dix-huit ans plus tard, en 1871, dans son essai Znicestwienie narodu (La destruction de la nation) Norwid écrivait :
   Qu’est-ce qui différencie une nation européenne des autres nations dans d’autres parties du monde ?
… Les nations européennes, accomplissant leur développement dans le commerce avec la partie morale de l’Europe qui tantôt les protège partiellement,     tantôt les embrasse entièrement, ne se caractérisent pas par les seuls éléments constitutifs qui les distinguent des autres nations, mais en même temps par ceux qui les unissent aux autres nations. On pourrait donc dire que les nations européennes devraient posséder plus que les autres leurs propres personnalités, car une personnalité exilée dans la solitude n’est pas encore accomplie et ce n’est qu’en fréquentant d’autres qu’on fait mûrir l’essence de la sienne.  A un tel point que si l’on avait dit qu’une nation est faite non seulement de ce qui la distingue des autres, mais de ce qui l’unit aux autres, on a affirmé en même temps que cette force d’union n’est guère une concession et encore moins un préjudice, mais une qualité d’un caractère accompli et une propriété positive.

   Norwid reporte même cette vision dans la sphère de la linguistique: „comme l’histoire est histoire il n’y a jamais eu de langue qui aurait donné des conséquences vitales  sans en fréquenter d’autres” (lettre à Władysław Cichorski de novembre 1873). Et quelques mois plus tôt, dans sa lettre à Piotr Lavroff il va même jusqu’à affirmer  : l’Europe ne parle qu’une et même langue ...

    Cette analyse du phénomène d’Europe, tout à fait révolutionnaire à l’époque de la prolifération de toute sorte de nationalismes, aussi bien prophétique que novatrice, intrigue et suscite à poser la question : quelles sont les sources de cette vision norwidienne ? Etait-ce codé en lui génétiquement ? Dans une lettre à Michalina Zaleska de 1862 il écrivait : Il est dans ma nature que chaque phénomène rencontré me rappelle aussitôt son contraire approprié et cette ironie accompagne mon esprit comme Méphistophélès Faust…
   Il ne pouvait pas être inspiré par la littérature polonaise qu’il connaissait pourtant parfaitement et qu’il commentait. En janvier 1868, il écrivait à Bronisław Zaleski : Je n’ai rien pris à aucun écrivain polonais vivant ou mort – ce n’est pas à eux qu’il faut me comparer… Affirmation énigmatique. Nous savons pourtant qu’il a été inspiré par la Bible, Dante, les Pères de l’Eglise, la
littérature antique. Mais la piste la plus intrigante nous emmène loin de l’Europe, à l’Extrême Orient, plus précisément à l’Empire du Milieu…

   Or, cette vision capitale de l’Europe chez Norwid semble procéder tout droit de... Confucius et de son idée novatrice ren c’est-à-dire „qualité humaine” ou „sens de l’humain” qui est ce qui constitue d’emblée l’homme comme être moral dans le réseau de ses relations avec autrui, dont la complexité pourtant harmonieuse est à l’image de l’univers lui-même. Notre „humanité” ne se construit que  dans les échanges entre les êtres et la recherche d’une harmonie commune. Le moi ne saurait se concevoir comme une entité isolée des autres, retirée dans son intériorité, mais bien plutôt comme un point de convergence d’échanges interpersonnels[1].

    Cependant, il s’agit ici également de la fameuse union des contraires ou complémentarité des opposés, si chère à Laozi et à Zhuangzi. Selon le taoïsme la seule constante c’est le changement. Cette idée fit apparition également ailleurs. Héraclite affirmait que tout changement résulte de la lutte des opposés. Pour les Aztèques et les Indiens Lakota de l’Amérique du Nord la terre était le fruit de cette lutte. Les éléments de la dialectique apparaissent chez Socrate (dans les dialogues de Platon), chez   Aristote, et au moyen-âge chez Nicolas de Cuse. Pour des raisons inconnues cette idée disparut plus tard dans le monde occidental pour revenir chez Kant, Hegel, Fichte, Marx et Engels....
    Dans le taoïsme, cette idée reste particulièrement séduisante: c’est une vision intégrale, synthétique, bilatérale de la réalité dans un incessant mouvement et changements continues, dans l’harmonie des contraires qui ne luttent pas entre eux mais se complètent, s’équilibrent, on voudrait dire qu’ils ne rivalisent pas mais collaborent. Car là où l’un grandit et atteint son extrême, y germe déjà son opposé comme dans le célèbre symbole chinois Taiji qui illustre la relation entre le yin et le yang.
   Il semble que cette idée soit une véritable pierre angulaire dans la pensée de Norwid. Citons, par exemple, ce fragment du poème philosophique Niewola (L’esclavage) :

    La mort est le rythme de l’infini,
    Commencement du verbe,  au-dessus des verbes,

    Et langue sous la voûte des cieux

    Qui chante : « O Jehovah... »

    Jusqu’à éployer les contraires
    Dans une union harmonieuse
    Où le jour et l’ombre ne sont plus !

                                                         (trad.  Ch. Jeżewski)

   Et  plus loin, dans le même poème, parlant de la nation, il exprime une idée qui évoque la dynamique taoïste :

   Elle est donc composée de choses opposées –
   Aussi longtemps – qu’elles se meuvent ensemble.
      
                                                        (trad. Ch. Jeżewski)

   D’autre part, dans son célèbre traité mystico-philosophique Promethidion, il déclare :
                                          …des anneaux avec l’anneau
   Les réunions – précisément sont par opposition,
   Que derrière le profil de la Vérité et de l’Amour
   Il est un tout négatif de ce profil,
   Opposé – comme si tu découpais aux ciseaux
   Dans un papier, et que la partie obscure s’envolât,
   La partie du fond, qui fait tache dans le profil par ses brèches…

                                                       (trad. J. Pérard) 


    Dans son grand poème épique Quidam, Norwid parle de la dispute harmonieuse des dieux  ; son héros  s’efforce de transformer la dualité en unité . Dans un autre poème, Psalmów-psalm  (Psaume-des-psaumes), nous pouvons lire ces strophes sublimes, merveilleuse fusion de la pensée orientale et du christianisme :

    Un homme de cœur pur, non privé de réjouissances,
    Car il voit le But, bien qu’il voyage vers Lui,
    Il se sent à l’aise, sûr de lui – ni le tourbillon d’éclairs,
    Ni l’étincelle erronée ne le mène dans l’embûche des marais.

    Mais parmi tous la meilleure part revient à celui
    Qui établit la paix ici-bas entre mais et pourtant,
    Et non pas la paix-des-mots qui est la paix de la mort,
    Mais la paix dans le Verbe-des-verbes qui est paix et combat…
    
                                                   (trad. C.-H. du Bord et Ch. Jeżewski)

    Dans son vaste poème philosophique Rzecz o wolności słowa (De la liberté du verbe), Norwid développe ce principe touchant un problème devenu d’une actualité brûlante dans l’Europe d’aujourd’hui :
   
     Vraiment – il faut être acteur et prendre sa place au théâtre,
     Se  d é t a c h e r  d e  s o i, e n t r e r  e n  s o i : en un mot,
     Pour être national – être supra-national !
     Et pour être  h u m a i n, justement pour cela
     Être  s u p r a - h u m a i n… être double et un – pourquoi ?

                                                              (trad. Ch. Jeżewski)

     Dans le Vade-mecum, le motif de l’union des contraires apparaît aussi plusieurs fois. Tout d’abord dans les Lieux communs, une sorte d’art poétique de Norwid ; dans une ébauche presque illisible de la quatrième strophe le poète postule :  l’harmonie entre la tête et le coeur . Dans les Deux boutons  il affirme :

                                                 ... L’état sauvage vient du fait
Qu’on va  d a n s  u n  s e u l  s e n s  comme les racines des fleurs
Et qu’on n’accorde pas les moitiés  c o n t r e - i n v e r s e s ...

                                                    (trad. J. Tardieu et Ch. Jeżewski)

   Dans le Royaume, il exprime une idée qu’on pourrait qualifier de taoïste  (et anti-hégélienne !) :

   Mais de tous , le moins habile médecin est celui
   Qui ignore lequel des deux maux guérir
   Et les confond – non sage ! –  p h a r m a c i e n !
   – La vérité n’est pas  m é l a n g e  d e s  c o n t r a i r e s...

   L’aigle ? – n’est pas mi-tortue, mi-foudre.
   Le soleil ? – n’est pas mi-jour, mi-nuit.
   La paix ? – n’est pas mi-cercueil, mi-maison.
   Les larmes ? – ne sont pas la pluie, bien qu’elles mouillent comme la pluie. 
                                                                                                         
   Mais il termine ce poème par une idée qui évoque Confucius et Mencius plus que Bouddha, les taoïstes ou Thomas à Kempis :

   Ce n’est pas l’esclavage ni la liberté qui pourront
   Te rendre heureux... non ! – tu es un homme :
   Ton lot – c’est davantage !... – dominer
   T o u t e   c h o s e   d a n s   l e   m o n d e   e t   t o i-m ê m e.

                                            (trad. J. Dupin et Ch. Jezewski)


   Dans  les  Joujoux,  Norwid   parle  des  « différences  ajointées »,  il construit Les idées et la vérité et Les deux morales selon le principe de   l’harmonie des contraires et termine  le  Piano de Chopin  avec cette phrase sublime, véritable couronnement de la réconciliation des contraires et du retour à l’équilibre : « L’idéal a touché le pavé... » Notons que ce final fait penser au dernier 64ème hexagramme du Yijing qui annonce l’accomplissement de l’inaccompli, l’union du céleste et du terrestre, la fusion de l’eau et du feu et la cristallisation de l’embryon spirituel[2].... L’image de la transition du chaos à l’ordre indique que toute fin porte en soi un nouveau commencement. C’est un message d’espérance, de réconfort et de foi dans l’avenir…

    Si les traces de la pensée taoïste se laissent détecter dans l’oeuvre de Norwid, celles du confucianisme sont encore plus apparentes.
   Comme Simone Weil parlait des « intuitions préchrétiennes »,  Norwid voyait l’annonce du christianisme chez les prophètes de l’Ancien Testament, chez Socrate et chez Platon, chez Cicéron, Sénèque voire... Confucius. Non seule- ment nous savons – écrivait-il en 1882 –  que le Christ a été au monde avant d’être né de Marie et qu’il continue à être après son enterrement dans les faubourgs de Jérusalem, mais nous savons également que si nous ôtions justement cela à la personne du Seigneur, il y aurait encore le plus grand des philosophes et ministres, K’ung Fu Tzu (Confucius). Dans son essai Le Silence
il dit que c’était  « le plus raisonnable des sages de l’antiquité »[3]. Qui en Europe de ce temps aurait pu se permettre une affirmation semblable ? Dans son « Album Orbis » (sorte de carnet de notes richement illustré par l’auteur) nous trouvons plusieurs passages consacrés à la pensée chinoise et à ses rapproche- ments avec le christianisme. Cette citation tirée du Jing ou Livre par excellence (premier chapitre de Ta-hio, La Grande Etude de Confucius) prouve bien qu’il en ait eu connaissance : Principe de lumière reçu du ciel. Le garder dans l’universalité d’éclaircissement et l’introduire dans la vie. (La lumière Divine éclaire chacun qui vient en ce monde)[4]. Et il note plus loin : Kung-fu-tseu rassemble et récapitule l’acquis de la sagesse traditionnelle – il ne la fait pas passer pour la sienne. La lumière – le renouveau – l’amour d’autrui leur est connu d’emblée. Quant au fameux Yijing, qui donne, à travers le subconscient, accès à cette lumière, Norwid devait le connaître lui aussi : dans sa Promenade à l’Exposition universelle [de 1867 à Paris], il remarque sa présence au pavillon chinois et affirme avoir pris connaissance du Codex confucéen (Les Neuf Livres) en traduction anglaise (celle de James Legge, dans sa collection The Chinese Classics, Hong-kong 1861-1872, continuée ensuite à Oxford).  

   La philosophie norwidienne « du milieu », symbolisée par la croix, (cf. L’enfant et la croix du Vade-mecum) qui constitue une sorte de clé à sa vision idéaliste du monde et s’inspire des ressources sémantiques de la langue polonaise (środek – milieu, signifie à la fois sposób – moyen) se rapproche d’autre part de la philosophie confucéenne du milieu : pas d’excès, pas de parti pris, équilibre, harmonie...
     Un concept approchant se retrouve aussi chez Laozi comme chez Aristote…
     Comme Confucius qui rejetait toute action irréfléchie et intempestive  (  Je  n’accepterais,   dit-il,   ni   celui,  qui  sans  armes, s’attaque à un tigre, ni celui qui traverse un fleuve sans barque, ni celui qui se précipite  vers un danger mortel sans regrets. Je choisirais celui qui élabore son plan prudemment et qui soupèse ses chances avant d’agir [5]),  Norwid condamnait les insurrections polonaises où l’énergie devançait la pensée  et conseillait à ses compatriotes de bien  consulter la montre … de l’Histoire  (Sphinx I).
     Dans le Vade-mecum, nous pourrions également déceler des échos de  la pensée confucéenne. Le poème préliminaire du recueil, Lieux communs, se termine par une devise célèbre :  Donner le juste mot à la chose. N’est-ce pas l’un des principes de Confucius (cf. Lunyu XIII, 3) qui consiste à préciser le sens de mots, à rendre correctes les désignations, à  donner le juste nom à la chose ? Si le sens des mots n’est  pas  précisé,  le  langage ne  correspond  pas  à  la  vérité  dit le Maître. Cette idée fut reprise par le grand empereur Ts’in  Che Houang-ti qui fit inscrire sur les stèles : J’ai apporté l’ordre à la foule des êtres et soumis à l’épreuve les actes et les réalités : chaque chose a le nom qui lui convient . Car nommer, qualifier veut dire aussi légiférer…
     Il semble, en général, que l’humanisme confucéen illumine les pages de l’auteur du Vade-mecum. A la fin du poème LXXII. Le Genthilhomme, dont il ne reste, hélas, qu’un fragment, Norwid parle :

Non pas de l’expérience (…) des hommes tels des grains parmi la vannure,
Mais de la connaissance de  s o i - m ê m e  e t  d e  l’ H o m m e.

      Or, Confucius exige que l’homme atteigne le fond de son propre cœur, ce que Mencius formule en ces termes : «Celui qui va jusqu’au bout de son cœur, connaît sa nature. Celui qui connaît sa nature, connaît le ciel, car, disait Confucius : « Impossible de connaître l’homme, sans connaître le ciel », c’est-à-dire un dernier substrat, là où l’homme se perd en même temps qu’il se trouve. Amener l’homme à  réfléchir  sur  lui-même,  à  s’intérioriser  pour  se  connaître,  pour connaître l’autre et bâtir avec lui une cité humaine digne de ce tréfonds découvert « au bout de son cœur », telle se dessine, dans sa ligne   essentielle,   la   mystique   confucéenne[6].   Celle   de   Norwid également.
                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                     
    Il y a encore un domaine où la pensée de Confucius et de Norwid se rapproche singulièrement : la musique. Tous les deux la placent au sommet de la spiritualité humaine. Tous les deux voient le lien mystérieux qui unit la musique et la morale. Dans le Shijing (Livre de chants) nous lisons : Le chant donne des ailes à l’âme, les rites la raffermissent, la musique la mène à la perfection. Il suffit de comparer ce fragment du Liji (Mémoire sur les Rites)[7] : Celui qui comprend la musique atteint par elle les secrets de la morale. La musique la plus élevée est toujours facile et la morale suprême toujours simple (…) Dans le monde visible règnent la morale et la musique, dans l’invisible, les esprits et les dieux, à ce passage de la IV strophe du Piano de Chopin :
    
Dans ce que tu jouais il y avait une simplicité,
Une perfection Périclésienne,
Comme si quelque Vertu antique,
Entrant dans un manoir de mélèze,
S’était dit :
« Je viens de renaître au Ciel,
Les portes deviennent une harpe,
Le sentier – un ruban…

      La phrase suivante du Liji : « Musique trouble, peuple débauché… La force du désir s’allume et la force spirituelle de la paisible harmonie s’éteint » ne rappelle-t-elle pas de façon étonnante ce fragment de « Cléopâtre et César » (acte 2, scène 2) :

       On a troublé le rythme de la musique – et changer
       La musique, c’est changer les mœurs…

     Soit dit en passant, une pensée profonde et o, combien vraie, aux dimensions d‘une vérité universelle qui n’a jamais encore été aussi actuelle qu’aujourd’hui…
     Cependant, un homme qui n’est pas bon, qu’a-t-il de commun avec la musique ?  demande  Confucius dans ses Entretiens (III,3).  Le bien moral reste donc le bien suprême.  Norwid,  de son côté,  ne  dit-il pas que des choses de ce monde, il en restera deux : poésie et bonté… ces deux-là, ces deux seules 27 ? Et il ajoute dans ses Notes de mythologie : La poésie est la suprême fonction civilisatrice humaine, la musique en fait partie[8].
       Lorsque, dans le Promethidion, Norwid parle du Beau comme d’un « profil de Dieu » et d’une « forme de la vérité et de l’amour », il exprime l’idée du Beau en tant qu’union de ce qui est extérieur et de ce qui est intérieur, de la « forme » et du « contenu », conception proclamée à son époque par Schelling et Hegel, et qui remonte jusqu’à l’Antiquité,  à  Plotin,   par  exemple.  Cependant,  contrairement  à  la notion abstraite de l’amour chez Hegel, l’essence intérieure ne peut être pour Norwid une idée mais l’amour. Cette notion de l’amour embrasse la  t o t a l i t é de la vie spirituelle, pas seulement ce qui se manifeste dans le pouvoir de l’intellect, la connaissance ou même la contemplation, mais aussi la    t o t a l i t é  des valeurs liées à cette vie[9]. Norwid se situe donc, bien évidemment, dans la tradition chrétienne formulée dans la première lettre de saint Jean : Deus caritas est  – « Dieu est amour ». Le Beau est donc « forme de la divinité », l’expression du plus sublime, manifestation du sacré. Quand  il  s’incarne  dans  l’art,  il l’élève à son optimum inaccessible autrement[10]. En disant que la musique enseigne l’amour sous toutes ses formes (…), qu’elle exprime l’harmonie universelle, les rites, l’ordre   universel  (…),  qu’elle   est   d’origine  céleste[11],  Confucius apparaît comme précurseur de l’idéalisme chrétien, tellement proche de l’auteur du Piano de Chopin…
   Un autre motif revient souvent dans la pensée de Norwid, l’idée de « totalité », de « complétude » (całość, wszystkość, ogół, zupełność, kompletność, pełnia).  La vérité – écrivait-il – n’est pas seulement une idée, mais elle est également une force –  et elle est une force puisqu’elle est entière. Car, étant entière, elle embrasse à chaque instant la totalité de la vie, et, en embrassant la totalité de la vie, elle ne peut pas ne pas être une force[12].   Ici aussi, Norwid est proche de la vision du monde orientale qui a toujours tendance à le percevoir dans son intégrité, de saisir l’ensemble de ses phénomènes mus par une loi transcendante et universelle et enchaînés les uns aux autres, contrairement à la pensée occidentale, dualiste et « isolante ». Le saint embrasse le tout  dit Zhuangzi…
    Cela n’est pas sans évoquer, encore une fois, Confucius et sa mystique de l’existence qui tout naturellement amène le Chinois à penser,  à  viser  l’universel,   à  étendre  son  influence  et  son  action jusqu’aux rivages « des quatre mers »[13]. « Quand dans sa parfaite cohérence avec lui-même – lisons nous dans le Liji – l’homme va au bout de sa nature, il peut aller au bout de la nature de l’autre… au bout de la nature de tous les êtres », et alors il devient universel : «  Il seconde le ciel et la terre dans l’œuvre de transformation et de génération…, il fait le troisième dans la trilogie ciel-terre-homme » (…)        
    Un tel message se situe à un très haut niveau et vise à organiser la société humaine, non en fonction de critères financiers, économiques, mercantiles ou militaires, mais bien au nom de la dignité de l’homme, saisis dans l’expérience la plus profonde comme nœud de relations à un absolu et à un Tout. Dans l’expression tian-ti-ren « le ciel, la terre et  l’homme »  s’attirent   mutuellement.  La  dimension   de  l’homme atteint et complète l’univers. La dimension de l’univers nourrit, abrite l’homme. (…) Le Livre des Rites Liji, fait de l’homme « le cœur (pensée, conscience) de l’univers (…) Ainsi l’homme doit-il avoir la conscience de l’univers pour lui permettre d’atteindre le « un », non de l’uniformité mais de l’harmonie dans le respect, et la justice, c’est-à-dire être « la conscience de l’univers ». C’est sur ce point que l’humanisme de Confucius et l’humanisme de Norwid se rejoignent. On pourrait même dire que ce dernier apparaît justement comment le junzi, homme parfait confucéen qui chérit la vertu, cherche la justice, aspire à ce qui est en haut, comprend que la différence conduit à  la  véritable  unité,   veut   créer   une  fraternité  humaine,  concilie, harmonise sans uniformiser, ne convoite que ce qui est en lui-même, achève le beau et le bien dans les autres…
     Il y a également chez Norwid des éléments qui font penser au bouddhisme. Dans la Litanie à la Sainte Vierge le poète pose cette question : Qu’est-ce le     m o i  sans le  n o n - m o i  ?  (cf. aussi, le poème  Les intimes, Vade-mecum, L. :  ...il te faut, en tout lieu, embrasser  ton   n o n - t o i  par ta conscience ...)   N’est-ce pas la conception bouddhiste de l’interdépendance et de l’unité de toutes choses ?… Mais, chez Norwid, il ne faut jamais oublier le contexte chrétien: le  « n o n - m o i », c’est, selon le contexte, soit le monde non-individuel, transpersonnel, l’autrui, Dieu, soit une soumission profonde, altruiste, pleine d’humilité à la volonté supérieure, par opposition au  m o i – idolâtrie de soi-même, égoïsme et stupidité. Néanmoins, cette ambiguïté, voire cette polyvalence de Norwid ajoute infiniment d’originalité à sa poésie et la rend plus universelle.
    Nous pouvons trouver d’autres analogies troublantes entre l’esthétique norwidienne et le bouddhisme : toutes deux voient de la beauté dans la laideur... conception fondatrice de l’art moderne et qui sera reprise en Pologne au 20ème siècle par des poètes tels que Bolesław Leśmian, par l’avant-garde de l’Entre-deux-guerres et, plus tard, par Stanisław Grochowiak et l’école des « turpistes » (du latin  turpe  – laid).  Ce qui fascine l’auteur du Vade-mecum, c’est la forme brute, in statu nascendi, non ciselée.  La poésie parfaite – écrit-il dans une lettre à Bronisław Zaleski (du 15 novembre 1867) doit être pareille à un moulage de plâtre : les limites où une forme succède à une autre et qui laissent paraître des fentes doivent être préservées. Seul un barbare efface au couteau ces fentes gâchant l’ensemble[14]…   Dans le poème Le Beau  (I partie des  Sept ébauches à la mémoire de Veit Stoss)  Norwid déploie une vision parfaitement bouddhiste de la beauté et de l’art :

…Dieu voit tout  –  –
                                   « Comment se fait-il
Que l’œil divin souffre tant de laideur ?… »
       Veux-tu savoir comment ? Efforce-toi
De contempler d’un œil d’artiste quelque ruine,
Une toile d’araignée dans un rayon de soleil,
Le fumier sur le champ, l’argile du potier
       Lui, nous a tout donné, même la trace de son propre
Regard, il n’est pas jaloux, il n’a point honte !
       Il est cependant un orgueil qui se dore au soleil
Et qui croit que le soleil ne le pénètre pas ;
Il est, lui, le terme de la contemplation et de la vue,

Il est, lui, le brisement du rayon divin

Pour qu’une clarté éteinte et la nuit touchent la paupière
De la plus ingrate des créatures du monde : de l’homme.
       Q u e  d a n s  c h a q u e  a r t  brillent  t o u s  l e s  a r t s  e x c e p t é
C e l u i  par lequel l’œuvre sera exprimée.

                                          (trad. J. Dupin et Ch. Jeżewski)

        Il préconise ainsi, comme dans le bouddhisme zen, le naturel dans l’art, le refus de tout artifice. L’artiste et son œuvre,  en tant que parties intégrantes de l’univers doivent se fondre avec lui et non pas, comme en Occident, lui lancer un défi.
     Une autre analogie : le silence, la réticence, le non-dit, piliers de la poétique  de  Norwid,  évoquent  irrésistiblement  le  silence  tellement exalté  par  le  taoïsme  et le bouddhisme zen. Lorsque Norwid évoque la  sainteté du silence[15],  celui qui fait taire les mots et parle avec le Verbe-du-verbe[16] , il est dans le même diapason spirituel que le maître zen contemporain, Taïsen Deshimaru, qui affirme que  dans le silence, l’ordre cosmique peut nous pénétrer[17]. Mais,  dans ce silence dont l’essence est immense et l’apparence futile[18]  Norwid distingue la présence attentive et bienveillante de Dieu…
    Ceci nous conduit directement à un autre élément très caractéristique de la poésie de Norwid : son aspect méditatif, contemplatif et recueilli qui est la voie du Sage. Pour le Yijing, le silence est contemplation (image du vent qui souffle sur la terre, hexagramme 20, Kouan / La Contemplation) :  …la nature peut offrir le spectacle d’une réalité grave et sainte dans la régularité avec laquelle  se déroulent tous les phénomènes. La contemplation du sens divin des événements de l’univers [le Tao] met entre les mains de celui qui est appelé à agir sur les hommes le moyen d’exercer les mêmes effets. Il faut pour cela un recueillement intérieur semblable à celui produit par la contemplation religieuse chez les hommes d’envergure dotés d’une foi robuste. Ils voient ainsi les lois diverses et mystérieuses de la vie et ils leur donnent de se réaliser dans leur propre personnalité, grâce à l’extrême intensité de leur recueillement[19]. C’est dans cette vie même qu’il faut nous efforcer de tout comprendre  disait le maître chinois du ch’an du 9ème  siècle, Houang Po. De son côté, Laozi affirme dans le fragment XVI du Daodejing :  
      
        Atteins à la suprême vacuité
        et maintiens-toi en quiétude.
        Devant l’agitation fourmillante des êtres
        ne contemple que leur retour.
        Les êtres divers du monde
        feront retour à leur racine.

        Faire retour à la racine, c’est s’installer dans la quiétude ;
        S’installer dans la quiétude, c’est retrouver l’ordre ;
        Retrouver l’ordre, c’est connaître le constant ;
        Connaître le constant, c’est l’Illumination.

   On ne peut s’empêcher de comparer ces fragments à ce que Norwid écrivait dans son essai Le Silence. Il y évoque notamment  l’éternel-et-incessant-monologue des harmonies de la création  et le monologue-qui-sans-cesse-devient-parabole[20], une des sources de la vérité, auquel les plus anciennes écoles prophétiques asiatiques  accédèrent, dès avant Pythagore, par la pratique du silence. Sans doute, pense-t-il ici à la conception du Dao. La similitude est troublante…
    Il  y  a  encore un autre trait caractéristique, novateur, qui rapproche la poétique de Norwid de celle de l’époque de la dynastie des Tang (618-907),  période  du  plus  grand  essor des arts de l’empire chinois. Dans ses Fleurs blanches,  Norwid dit avoir employé dans les Fleurs noires la technique qu’il appelle « absence de style ». Il l’opposait au style « sur-expressif », ampoulé, « artistiquement factice » des romantiques. De même, dans son théâtre, il avait créé la conception de la « tragédie blanche », à l’opposé de la tragédie sanglante de Shakespeare.  Il  ne peut y avoir de drame véritable – écrivait-il –  dès que se perd la conception dramatique du silence et la conception de ces éléments – autrement  dit  pour  expliquer  avec  plus de clarté, ou plus d’ampleur, l’énoncé sus-dit : quand on perd la basse en musique ou le blanc sur la palette, ou l’aplomb en dessin, que peuvent obtenir de  complet des  moyens  aussi incomplets ? La direction décisive et la graduation du silence dans la dramatisation est, pour une œuvre de cette   nature,   ce   qu’est  dans  la  révolution   d’une   planète   l’axe intangible et invisible de la planète. Et plus loin il continue : Ce n’est qu’après avoir entendu diverses sortes de silences qu’on arrive à entendre le drame et à percevoir la profondeur des paroles creuses, décolorées, blanches, pour ainsi dire, et il semble bien que ce soit là la trame de toute vraie dramatisation[21].
    Dans l’exergue du poème De la liberté du verbe Norwid écrivait : Il y en a qui enseignent que la poésie demande des sujets qui ne seraient ni secs ni ingrats …  Cette  poésie  qui, pour être poésie , nécessite des sujets non secs et attend des gracieux, n’appartient pas à ma compétence…
   Or, tout cela évoque irrésistiblement la conception de la « fadeur » dans l’art chinois. En fait, la poétique chinoise non seulement réserve une place capitale au silence, à l’ellipse, à l’allusion, aux « mots-vides » sans parler de l’ambiguïté intrinsèque à la structure même de la langue chinoise, mais aussi à la fadeur qui en découle. Que signifie-t-elle ? Ce phénomène typiquement chinois auquel François Jullien a consacré une étude capitale et fascinante[22]  réunit tous les courants de la pensée chinoise : le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme. Il   concerne    aussi    bien    la   peinture,   la   musique,  la  poésie  et  est intimement  lié  à  la  vision  chinoise  du  monde.  Il consiste à mettre l’expression en sourdine, à parler à mi-voix, en demi-teinte, à avancer à pas feutrés, à la cloche de bois… Mais ce procédé est aussi complexe que subtil. Quand les diverses saveurs – écrit François Jullien – cessant de s’opposer les unes aux autres, restent contenues dans la plénitude : le mérite de la fadeur est de nous faire accéder à ce fond indifférencié des choses ; sa neutralité exprime la capacité inhérente au centre. A ce stade, le réel n’est plus « bloqué » dans des manifestations partiales ou trop voyantes ; le  concret  devient discret, il s’ouvre à la transformation. (…) En nous conduisant à la limite du sensible,  la  où  celui-ci  s’efface  et  se  résorbe,  la   fadeur nous fait éprouver un « au-delà ». Mais ce dépassement ne débouche pas sur un  autre  monde,  à  statut  métaphysique,  coupé  de  la  sensation. Il déploie  seulement  celui-ci  (le seul) – mais décanté  de son  opacité redevenu virtuel, rendu disponible – sans fin – à la jouissance. (…) Comme ne cessent de le répéter les Chinois, si « tout le monde est à même de distinguer les différentes saveurs », l’insipidité du «  centre » (ou du « Tao ») est « ce qu’il y a de plus difficile à apprécier ».Car la fadeur contient la plus extrême saveur ; ce qui passe inaperçu est de  plus en plus prenant et devient inoubliable : la saveur idéale, enfin, est celle de l’eau… Norwid ne dit-il lui-même :


              O toi,  e a u  p u r e… ils t’ont bien oubliée,
              Serviable, paisible, simple, tellement indigente,
              En laquelle miroite le  b l e u  d e s  c i e u x, toi qui es  a u  c i e l.

                          (Toast [I], trad. C.H. du Bord et Ch. Jeżewski)
    
   Notons, entre parenthèses, que la symbolique de l’eau s’impose justement à la mystique confucéenne. Le maître la transmet comme héritage du passé : « Suzi demanda à Mencius : « Que pouvait trouver dans « l’eau » Confucius, quand il s’exclamait : L’eau ! L’eau ! » Mencius répondit : « L’eau de source bouillonne jour et nuit, puissante elle remplit les creux, les fossés, et s’écoule dans les quatre mers. C’est parce qu’elle jaillit des profondeurs d’une source. Voilà ce qui frappait Confucius… Celui qui développe les quatre principes (découverts au fond de son cœur) ren « amour », Yi, « justice », li »convenances », tche « sagesse », est comme un feu qui commence à brûler, comme une source qui commence à jaillir… il pourra lui aussi nourrir les quatre mers[23].    
     Cette poétique de la fadeur qu’on peut déceler chez le poète polonais, tellement inédite à son époque qu’elle a provoqué le rejet total de sa poésie par ses contemporains, se manifeste surtout sur les pages du Vade-mecum : on y trouve parfois des poèmes « anti-poétiques », surprenant par l’ « insignifiance » de leur contenu et le « vide »  de  leur  écriture.  Mais  ce  n’est  qu’apparence :  c’est par ce biais justement qu’ils s’ouvrent sur des richesses insoupçonnées.
« Dire le plus possible avec le minimum de mots », telle semble être la devise de Norwid. Cela ne simplifie pas pourtant le langage poétique, au contraire, celui-ci peut devenir complexe, obscur, hermétique : il annonce la poésie du 20ème siècle. Paul Valéry ne disait-il pas ne saisir à peu près rien d’un livre qui ne lui résistait pas ?   

   Pour ce qui concerne la conception norwidienne de l’Histoire et du Progrès, elle diffère de celle de Hegel ou de celle du millénarisme romantique. Elle s’oppose aussi aux positivistes comme aux premiers marxistes. (Notons que l’auteur du Vade-mecum n’était pas enthousiaste de la philosophie allemande qu’il trouvait péremptoire, catégorique et trop abstraite). Il prévoyait avec lucidité les conséquences éthiques de l’hégélianisme qu’il ne pouvait que réprouver. L’histoire du 20ème  siècle, et l’apogée des totalitarismes, lui a donné raison.
   Une  fois  de  plus, sa vision du monde, qu’il considère à la fois dans son unité et sa bipolarité s’avère étonnamment proche de la métaphysique  taoïste  où  le mouvement incessant et le jeu dialectique tantôt  oppose,  tantôt  harmonise  les  forces dynamiques Yin et Yang, sans  produire de formes supérieures comme chez Hegel[24].
   On dirait que, pour  Norwid, l’Histoire est à la fois linéaire et cyclique, elle évolue plutôt en forme de spirale comme dans la tradition shivaïte et dans la cosmologie du Yijing et de Laozi, de catastrophe en catastrophe, de renaissance en renaissance. Mais c’est une spirale ascendante convergente, comme chez Teilhard de Chardin. Alors que, pour Hegel, la culture constitue une suite de métamorphoses où une civilisation en détruit une autre, pour Norwid, elle est continuation et cumulation ayant  un  sens.  C’est   pourquoi  le   progrès  doit  nécessairement  s’appuyer  sur  le  passé.  Avec cette réserve essentielle :  Je n’appellerai pas progrès ce qui s’avance en rétrogradant  vers  le  païen[25]A  ce  propos, il  faut noter une étrange similitude entre l’attitude des confucianistes et de Norwid qui leur a valu à plusieurs reprises d’être qualifié de « conservateurs » voire de « réactionnaires » (alors que cela devrait être plutôt le contraire !). Déjà Mencius, le grand continuateur de Confucius, socialiste utopiste avant la lettre, condamnait tout profit. Les confucianistes du premier siècle avant J.C. optaient pour le retour de l’économie naturelle s’opposant aux commerçants qui selon eux ne faisaient ramasser que des bénéfices sans participer au processus de la création des biens. Ils voulaient aussi éliminer l’économie d’argent. Norwid, pour sa part, témoin lucide de la capitalisation forcée et outrancière de l’Occident, avec toutes ses monstrueuses injustices                                                                                                  sociales et la poursuite du gain à tout prix, ne pouvait que rejeter en bloc ce monde qu’il trouvait de moins en moins humain.

   Récapitulons encore une fois en quoi pourrait se manifester l’influence de la pensée et de la poétique chinoise dans l’œuvre de Norwid : Écriture elliptique, concision extrême du langage, statisme, exaltation du silence, de la gravité et de la fadeur, tendance à l’apophtegme, à l’aphorisme ; conscience de la vie pratique fondée sur la morale, non-violence, recherche de l’harmonie des contraires, du juste milieu et de la sagesse ; croyance en un ordre préétabli dans l’univers où chaque chose doit suivre son cours et son évolution, occupe sa place précise dans le temps et ne peut  être ni accélérée, ni retardée, d’où l’exaltation de la vertu de la patience (cf. Sphinx I) ; attachement au passé, à la tradition, désir de rester dans l’anonymat, culte de la bonté et de la quiétude, exaltation de la poésie et de la musique considérées comme les reines des arts, respect de la nature... Ce qui est caractéristique de la civilisation chinoise, c’est qu’elle amalgame, sans division,  trois  courants  d’idées :  le  confucianisme,  le  taoïsme et le bouddhisme zen (ce dernier, essentiellement chinois, tente de concilier l’humanisme du premier avec le transcendantalisme du second) – or, nous rencontrons un conglomérat semblable chez Norwid, mais coulé dans un moule chrétien. Ces notes, tirées de son Album Orbis, prouvent quel était le centre d’intérêt de sa pensée souvent marquée par un certain statisme :  La force et la loi de la résistance dans l’histoire : la Chine et l’Inde – immobilité dans la puissance de la vertu-sagesse. Assurément, il y a quelques vestiges des lois éternelles qui gouvernent le monde ! Et plus loin : La mise en puissance de l’homme à travers l’union de sa sainteté et de sa sagesse avec les forces de la création est caractéristique de toute la philosophie orientale[26].

   Cyprian Norwid fut un poète et penseur qui s’était proposé comme but de créer une vision intégrale du monde. Ses contradictions et ses différences ne le divisaient pas d’après lui, mais au contraire se complétaient et s’enrichissaient mutuellement. La grande originalité de sa pensée fut l’intégration de l’acquis culturel  de  l’Europe  en  tant  qu’un ensemble indivisible, car comme il écrivait "une personnalité exilée dans la solitude n’est pas encore accomplie et ce n’est qu’en fréquentant d’autres qu’on fait mûrir l’essence de la sienne", mais d’incorporer également dans cette vision l’acquis de la pensée de l’Extrême Orient, surtout de l’Empire du Milieu, c’est-à-dire la Chine. Il devint ainsi le véritable maître du temps et de l’espace. En cherchant toujours non pas ce qui sépare ces civilisations apparemment éloignées, mais ce qui leur est commun, il a réussi à créer, comme un alchimiste produisant de l’or une fusion idéale de la pensée chrétienne, confucéenne, taoïste voire bouddhiste zen et ceci non seulement sur le plan philosophique et moral mais aussi esthétique. Il réalisa ainsi le postulat de Goethe, que "l’Orient et l’Occident ne peuvent plus rester séparés".    

                                                       Krzysztof Andrzej Jeżewski


[1] Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Editions du Seuil, Paris 1997, p. 68.
[2] Lieu Yi-Ming, Thomas Cleary, Yi King traduit par Zeno Bianu, Paris 1994, p. 465.
[3] C. Norwid, Pisma wszystkie, t. 6, s. 242.

[4] C. Norwid, Pisma wszystkie, vol. 11, p. 409, n° 100.
[5]  Confucius, Entretiens, VII, 10 (trad. . Leslie, adapt. Z. Mayani, Paris 1962.
[6] Maria Ina Bergeron, La mystique de Confucius, [in :] Encyclopédie des mystiques, Seghers, tome 4, Paris 1978, p. 107-108.
[7] Cité par Karl Jaspers, Les grands philosophes : Socrate, Bouddha, Confucius, Jésus, trad. par C. Floquet, Librairie Plon, Paris, 1966, p. 217.
[8] C. Norwid, Pisma wszystkie, vol. 7, p. 255, n° 96.
[9] Władysław Stróżewski (édit.), Cyprian Norwid o muzyce, Wydawnictwo Literackie, Cracovie, 1997, p. 62.
[10] Ibid.
[11] Li Ki, Mémoires sur les bienséances et les cérémonies, trad. par Séraphin Couvreur, rééd. en 2 vol. Paris, Cathasia, 1950.
[12] C. Norwid, Memoriał o prasie, Pisma wszystkie, vol. 7, p. 143.
[13] Maria Ina Bergeron, La mystique de Confucius, [in :] Encyclopédie des mystiques, Seghers, tome 4, Paris 1978, passim.

[14] Trad. par Constantin Jelenski dans sa préface au choix de poèmes de Norwid, « Obsidiane » n° 22, 1983.
[15] Monologue.
[16] Epreuves, prologue de Cinq ébauches morales, trad. F. Lallier et Ch. Jezewski. 
[17] Marc de Smedt, Eloge du silence, Albin Michel, Paris 1986, p. 223.
[18] Quidam, chap. XXV.
[19] Yi King, version allemande de Richard Wilhelm, préfacé et traduite en français  par Etienne Perrot, Librairie de Medicis, Paris 1973. 
[20] Milczenie, C. Norwid, Pisma wszystkie, vol. 6, p. 236.
[21] Fleurs blanches, [in :] Le Stigmate, trad. par Paul Cazin, Gallimard, Paris 1932, p. 155-156.
[22] François Jullien, Eloge de la fadeur. A partir de la pensée et de l’esthétique de la Chine, Editions Philippe Picquier, Paris 1991.
[23] Cité par M. I . Bergeron, La mystique de Confucius, [in :] Encyclopédie des mystiques, Seghers, Paris 1978, p.125.
[24] Il  convient  de  noter, chose caractéristique, l’attitude  de  Hegel et de Norwid par rapport à 
      Confucius.  Alors  que  le  premier,  dans  ses  Leçons  sur  l’histoire  de la philosophie  le   
      traite  d’un « sous-Cicéron », ses  entretiens  avec ses disciples se résumant pour lui,  dans
      l’essentiel,  à  des  doctrines  morales ou  des  prescriptions  « insipides », pour  le second,
      c’est  « le  plus  grand  des  philosophes   et  ministres »  qui   par  son  enseignement   est
      comparable… au Christ ! »  Comme le remarque F. Jullien, on  voit  aisément,  à  lire  les
      Entretiens  de  Confucius,  ce  qui  a  pu  paraître  [à Hegel]  aussi  « insipide »  (selon  la 
     valeur  négative  du  terme,  bien  sûr) : on  n’y rencontre ni  définition  ni  argumentation
    développée – il  n’y  a  pas  de  construction  du  savoir. (…)  Le  Maître ne  se  décrit  pas 
    comme   détenteur  de  sagesse ou de connaissances, il ne fait pas état de résultats acquis :
     cela  non  seulement   par  modestie  mais  parce que c’est cette tension  qui compte, dans 
     son renouvellement et sa durée (plus qu’un résultat toujours temporaire)    – ce  continuel    
     désir   d’aller   au-delà   qui   trouve   en  lui-même   sa  propre  fin  (son   « bonheur ») et 
     maintient  la  vie  dans  sa  jeunesse,   en   progrès. (…)  Car   sous la  simplicité    de  ces 
     expressions, on appréhende une conscience du réel qui est totale et touche  à   l’extrême...
    Or, l’attitude de Norwid face au réel semble être exactement la même !   
[25] Pięć zarysów, I. Rzeczywistość, C. Norwid, Pisma wszystkie, vol. 3, p. 481.

[26] C. Norwid, Pisma wszystkie, vol. 11, p. 410, n° 108 et 109.

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