Krzysztof
Andrzej Jeżewski
CYPRIAN NORWID ENTRE
L’EUROPE ET L’ORIENT
Selon moi – Madame ! – il n’y a jamais eu des Européens, car nous
tous nous
sommes venus ici de l’Asie – de ce pays qui nous reste
maintenant
sur l’embryon de notre intelligence
comme un rêve du
Paradis !
C. Norwid, lettre à
Joanna Kuczyńska, 1869
En janvier 1852, Cyprian Norwid écrivait
dans une lettre au poète Józef Bohdan Zaleski : Bientôt, tels les
bâtisseurs de la Tour
de Babel, les hommes se disputeront – se diviseront – s’affronteront dans divers
extrêmes et se sépareront comme après la confusion des langues… Ils partiront
vers des nations diverses, pour des combats divers exterminant les uns les
autres leurs propres partialités… cherchant, l’un au-dessus de l’autre, leur
propre mesure : c’est cela justement la Tour de Babel. Et le temps est de plus en plus
proche, bientôt la carte de l’Europe éclatera tel un fleuve qui dégèle en
vitres de ses glaces de surface…
L’esprit prophétique du poète s’est avéré
infaillible. 62 ans plus tard a éclaté la Première Guerre
mondiale. Mais ce don de visionnaire
stupéfiant ne s’est pas arrêté là. Dix-huit ans plus tard, en 1871, dans son
essai Znicestwienie narodu (La destruction de la nation) Norwid
écrivait :
Qu’est-ce qui différencie une
nation européenne des autres nations dans d’autres parties du monde ?
… Les nations européennes, accomplissant leur développement dans le
commerce avec la partie morale de l’Europe qui tantôt les protège
partiellement, tantôt les embrasse
entièrement, ne se caractérisent pas par les seuls éléments constitutifs qui
les distinguent des autres nations, mais en même temps par ceux qui les
unissent aux autres nations. On pourrait donc dire que les nations européennes
devraient posséder plus que les autres leurs propres personnalités, car une
personnalité exilée dans la solitude n’est pas encore accomplie et ce n’est
qu’en fréquentant d’autres qu’on fait mûrir l’essence de la sienne. A un tel point que si l’on avait dit qu’une
nation est faite non seulement de ce qui la distingue des autres, mais de ce
qui l’unit aux autres, on a affirmé en même temps que cette force d’union n’est
guère une concession et encore moins un préjudice, mais une qualité d’un
caractère accompli et une propriété positive.
Norwid reporte même cette vision dans la sphère de la linguistique: „comme l’histoire est histoire il n’y a jamais eu de langue qui aurait donné des conséquences vitales sans en fréquenter d’autres” (lettre à Władysław Cichorski de novembre 1873). Et quelques mois plus tôt, dans sa lettre à Piotr Lavroff il va même jusqu’à affirmer : l’Europe ne parle qu’une et même langue ...
Cette analyse du phénomène d’Europe, tout à
fait révolutionnaire à l’époque de la prolifération de toute sorte de
nationalismes, aussi bien prophétique que novatrice, intrigue et suscite à
poser la question : quelles sont les sources de cette vision
norwidienne ? Etait-ce codé en lui génétiquement ? Dans une lettre à
Michalina Zaleska de 1862 il écrivait : Il est dans ma nature que
chaque phénomène rencontré me rappelle aussitôt son contraire approprié et
cette ironie accompagne mon esprit comme Méphistophélès Faust…
Il ne pouvait pas être inspiré par la
littérature polonaise qu’il connaissait pourtant parfaitement et qu’il
commentait. En janvier 1868, il écrivait à Bronisław Zaleski : Je n’ai
rien pris à aucun écrivain polonais vivant ou mort – ce n’est pas à eux qu’il
faut me comparer… Affirmation énigmatique. Nous savons pourtant qu’il a été
inspiré par la Bible,
Dante, les Pères de l’Eglise, la
littérature
antique. Mais la piste la plus intrigante nous emmène loin de l’Europe, à
l’Extrême Orient, plus précisément à l’Empire du Milieu…
Or, cette vision capitale de l’Europe chez Norwid
semble procéder tout droit de... Confucius et de son idée novatrice ren
c’est-à-dire „qualité humaine” ou „sens de l’humain” qui est ce qui constitue
d’emblée l’homme comme être moral dans le réseau de ses relations avec autrui,
dont la complexité pourtant harmonieuse est à l’image de l’univers lui-même.
Notre „humanité” ne se construit que
dans les échanges entre les êtres et la recherche d’une harmonie
commune. Le moi ne saurait se concevoir comme une entité isolée des autres,
retirée dans son intériorité, mais bien plutôt comme un point de convergence
d’échanges interpersonnels[1].
Cependant, il s’agit ici également de la
fameuse union des contraires ou complémentarité des opposés, si chère à Laozi
et à Zhuangzi. Selon le taoïsme la seule constante c’est le changement. Cette
idée fit apparition également ailleurs. Héraclite affirmait que tout changement
résulte de la lutte des opposés. Pour les Aztèques et les Indiens Lakota de
l’Amérique du Nord la terre était le fruit de cette lutte. Les éléments de la
dialectique apparaissent chez Socrate (dans les dialogues de Platon), chez Aristote, et au moyen-âge chez Nicolas de
Cuse. Pour des raisons inconnues cette idée disparut plus tard dans le monde
occidental pour revenir chez Kant, Hegel, Fichte, Marx et Engels....
Dans le taoïsme, cette idée reste
particulièrement séduisante: c’est une vision intégrale, synthétique,
bilatérale de la réalité dans un incessant mouvement et changements continues,
dans l’harmonie des contraires qui ne luttent pas entre eux mais se complètent,
s’équilibrent, on voudrait dire qu’ils ne rivalisent pas mais collaborent. Car
là où l’un grandit et atteint son extrême, y germe déjà son opposé comme dans
le célèbre symbole chinois Taiji qui illustre la relation entre
le yin et le yang.
Il
semble que cette idée soit une véritable pierre angulaire dans la pensée de
Norwid. Citons, par exemple, ce fragment du poème philosophique Niewola (L’esclavage) :
La mort est le rythme de
l’infini,
Commencement du verbe, au-dessus des verbes,
Et langue sous la voûte des cieux
Qui chante : « O Jehovah... »
Jusqu’à éployer les
contraires
Dans une union harmonieuse
Où le jour et l’ombre ne sont
plus !
(trad. Ch.
Jeżewski)
Et plus loin, dans le même poème, parlant de la
nation, il exprime une idée qui évoque la dynamique taoïste :
Elle est donc composée de
choses opposées –
Aussi longtemps – qu’elles se
meuvent ensemble.
(trad. Ch. Jeżewski)
D’autre part, dans
son célèbre traité mystico-philosophique Promethidion, il déclare :
…des
anneaux avec l’anneau
Les réunions – précisément
sont par opposition,
Que derrière le profil de la Vérité et de l’Amour
Il est un tout négatif de ce
profil,
Opposé – comme si tu découpais
aux ciseaux
Dans un papier, et que la
partie obscure s’envolât,
La partie du fond, qui fait
tache dans le profil par ses brèches…
(trad. J. Pérard)
Dans son grand poème épique Quidam,
Norwid parle de la dispute harmonieuse des dieux ; son héros s’efforce
de transformer la dualité en unité . Dans un autre poème, Psalmów-psalm (Psaume-des-psaumes), nous pouvons lire
ces strophes sublimes, merveilleuse fusion de la pensée orientale et du
christianisme :
Un homme de cœur pur, non privé
de réjouissances,
Car il voit le But, bien
qu’il voyage vers Lui,
Il se sent à l’aise, sûr de
lui – ni le tourbillon d’éclairs,
Ni l’étincelle erronée ne le
mène dans l’embûche des marais.
Mais parmi tous la meilleure
part revient à celui
Qui établit la paix ici-bas
entre mais et pourtant,
Et non pas la paix-des-mots
qui est la paix de la mort,
Mais la paix dans le
Verbe-des-verbes qui est paix et combat…
(trad. C.-H.
du Bord et Ch. Jeżewski)
Dans son vaste poème philosophique Rzecz
o wolności słowa (De la liberté du
verbe), Norwid développe ce principe touchant un problème devenu d’une
actualité brûlante dans l’Europe d’aujourd’hui :
Vraiment – il faut être acteur et prendre sa place au théâtre,
Se d é t a c h e r d e s
o i, e n t r e r e n s o i : en un mot,
Pour être national – être supra-national !
Et pour être h u m a i n,
justement pour cela
Être s u p r a - h u m a i n…
être double et un – pourquoi ?
(trad.
Ch. Jeżewski)
Dans le Vade-mecum,
le motif de l’union des contraires apparaît aussi plusieurs fois. Tout d’abord
dans les Lieux communs, une sorte
d’art poétique de Norwid ; dans une ébauche presque illisible de la
quatrième strophe le poète postule : l’harmonie entre la tête et
le coeur . Dans les Deux boutons
il affirme :
... L’état sauvage vient du fait
Qu’on va d a n s u n s
e u l s e n s comme les racines des fleurs
Et qu’on n’accorde pas les moitiés
c o n t r e - i n v e r s e s ...
(trad. J. Tardieu et Ch. Jeżewski)
Dans le Royaume, il exprime une
idée qu’on pourrait qualifier de taoïste (et
anti-hégélienne !) :
Mais de tous , le moins habile
médecin est celui
Qui ignore lequel des deux
maux guérir
Et les confond – non
sage ! – p h a r m a c i e n !
– La vérité n’est pas m é l a n g e
d e s c o n t r a i r e s...
L’aigle ? – n’est pas
mi-tortue, mi-foudre.
Le soleil ? – n’est pas
mi-jour, mi-nuit.
La paix ? – n’est pas
mi-cercueil, mi-maison.
Les larmes ? – ne sont
pas la pluie, bien qu’elles mouillent comme la pluie.
Mais il termine ce poème par
une idée qui évoque Confucius et Mencius plus que Bouddha, les taoïstes ou
Thomas à Kempis :
Ce n’est pas l’esclavage ni la
liberté qui pourront
Te rendre heureux...
non ! – tu es un homme :
Ton lot – c’est
davantage !... – dominer
T o u t e c h o s e
d a n s l e m o n d e
e t t o i-m ê m e.
(trad.
J. Dupin et Ch. Jezewski)
Dans les Joujoux,
Norwid parle des
« différences
ajointées », il construit Les
idées et la vérité et Les deux morales selon le principe de l’harmonie des contraires et termine le Piano de Chopin avec cette phrase sublime, véritable
couronnement de la réconciliation des contraires et du retour à
l’équilibre : « L’idéal a touché le pavé... » Notons que
ce final fait penser au dernier 64ème hexagramme du Yijing qui annonce l’accomplissement de
l’inaccompli, l’union du céleste et du terrestre, la fusion de l’eau et du feu
et la cristallisation de l’embryon spirituel[2].... L’image de la
transition du chaos à l’ordre indique que toute fin porte en soi un nouveau
commencement. C’est un message d’espérance, de réconfort et de foi dans
l’avenir…
Si les traces de la pensée taoïste se
laissent détecter dans l’oeuvre de Norwid, celles du confucianisme sont encore
plus apparentes.
Comme Simone Weil parlait des
« intuitions préchrétiennes »,
Norwid voyait l’annonce du christianisme chez les prophètes de l’Ancien
Testament, chez Socrate et chez Platon, chez Cicéron, Sénèque voire...
Confucius. Non seule- ment nous savons – écrivait-il en 1882 – que
le Christ a été au monde avant d’être né de Marie et qu’il continue à être
après son enterrement dans les faubourgs de Jérusalem, mais nous savons
également que si nous ôtions justement cela à la personne du Seigneur, il y
aurait encore le plus grand des philosophes et ministres, K’ung Fu Tzu
(Confucius). Dans son essai Le Silence
il dit que
c’était « le plus raisonnable des sages de l’antiquité »[3]. Qui en Europe de
ce temps aurait pu se permettre une affirmation semblable ? Dans son « Album Orbis » (sorte de carnet de
notes richement illustré par l’auteur) nous trouvons plusieurs passages
consacrés à la pensée chinoise et à ses rapproche- ments avec le christianisme.
Cette citation tirée du Jing ou Livre par excellence (premier chapitre
de Ta-hio, La Grande
Etude de Confucius) prouve bien qu’il en ait eu
connaissance : Principe de lumière reçu
du ciel. Le garder dans l’universalité d’éclaircissement et l’introduire dans
la vie. (La lumière Divine éclaire chacun qui vient en ce monde)[4].
Et il note plus loin : Kung-fu-tseu rassemble et récapitule l’acquis de
la sagesse traditionnelle – il ne la fait pas passer pour la sienne. La lumière
– le renouveau – l’amour d’autrui leur est connu d’emblée. Quant au fameux Yijing, qui donne, à travers le
subconscient, accès à cette lumière, Norwid devait le connaître lui
aussi : dans sa Promenade à
l’Exposition universelle [de 1867 à Paris], il remarque sa présence au
pavillon chinois et affirme avoir pris connaissance du Codex confucéen (Les Neuf Livres) en traduction anglaise (celle de
James Legge, dans sa collection The Chinese Classics, Hong-kong 1861-1872,
continuée ensuite à Oxford).
La
philosophie norwidienne « du milieu », symbolisée par la croix, (cf. L’enfant et la croix du Vade-mecum) qui constitue une sorte de
clé à sa vision idéaliste du monde et s’inspire des ressources sémantiques de
la langue polonaise (środek – milieu,
signifie à la fois sposób – moyen) se
rapproche d’autre part de la philosophie confucéenne du milieu : pas
d’excès, pas de parti pris, équilibre, harmonie...
Un concept approchant se retrouve aussi
chez Laozi comme chez Aristote…
Comme Confucius qui rejetait toute action
irréfléchie et intempestive ( Je n’accepterais, dit-il,
ni celui, qui
sans armes, s’attaque à un
tigre, ni celui qui traverse un fleuve sans barque, ni celui qui se précipite
vers un danger mortel sans regrets. Je choisirais celui qui élabore son
plan prudemment et qui soupèse ses chances avant d’agir [5]), Norwid
condamnait les insurrections polonaises où l’énergie devançait la
pensée et conseillait à ses compatriotes de bien consulter la
montre … de l’Histoire (Sphinx I).
Dans le Vade-mecum, nous pourrions également déceler des échos de la pensée confucéenne. Le poème préliminaire
du recueil, Lieux communs, se termine
par une devise célèbre : Donner
le juste mot à la chose.
N’est-ce pas l’un des principes de Confucius (cf. Lunyu XIII, 3) qui consiste à préciser le sens de mots, à rendre
correctes les désignations, à donner le juste nom à la chose ?
Si le sens des mots n’est pas
précisé, le langage ne
correspond pas à
la vérité dit le Maître. Cette idée fut reprise par
le grand empereur Ts’in Che Houang-ti
qui fit inscrire sur les stèles : J’ai
apporté l’ordre à la foule des êtres et soumis à l’épreuve les actes et les
réalités : chaque chose a le nom qui lui convient . Car nommer, qualifier
veut dire aussi légiférer…
Il semble, en général, que l’humanisme
confucéen illumine les pages de l’auteur du Vade-mecum.
A la fin du poème LXXII. Le Genthilhomme,
dont il ne reste, hélas, qu’un fragment, Norwid parle :
Non pas de l’expérience (…) des hommes tels des grains
parmi la vannure,
Mais de la connaissance de s o i - m ê m e e t d
e l’ H o m m e.
Or, Confucius
exige que l’homme atteigne le fond de son propre cœur, ce que Mencius formule
en ces termes : «Celui qui va jusqu’au bout de son cœur, connaît
sa nature. Celui qui connaît sa nature, connaît le ciel, car, disait
Confucius : « Impossible de connaître l’homme, sans connaître le
ciel », c’est-à-dire un dernier substrat, là où l’homme se perd en
même temps qu’il se trouve. Amener
l’homme à réfléchir sur
lui-même, à s’intérioriser pour
se connaître, pour connaître l’autre et bâtir avec lui une
cité humaine digne de ce tréfonds découvert « au bout de son cœur »,
telle se dessine, dans sa ligne
essentielle, la mystique
confucéenne[6].
Celle de Norwid également.
Il y a encore un domaine où la pensée de Confucius et de Norwid se
rapproche singulièrement : la musique. Tous les deux la placent au sommet
de la spiritualité humaine. Tous les deux voient le lien mystérieux qui unit la
musique et la morale. Dans le Shijing (Livre de chants) nous lisons : Le chant donne des ailes à l’âme, les rites
la raffermissent, la musique la mène à la perfection. Il suffit de comparer
ce fragment du Liji (Mémoire sur les
Rites)[7] :
Celui qui comprend la musique atteint par
elle les secrets de la morale. La musique la plus élevée est toujours facile et
la morale suprême toujours simple (…)
Dans le monde visible règnent la morale et la musique, dans l’invisible, les
esprits et les dieux, à ce passage de la IV strophe du Piano
de Chopin :
Dans ce que tu jouais il y avait une simplicité,
Une perfection Périclésienne,
Comme si quelque Vertu antique,
Entrant dans un manoir de mélèze,
S’était dit :
« Je viens de renaître au Ciel,
Les portes deviennent une harpe,
Le sentier – un ruban…
La phrase
suivante du Liji : « Musique trouble, peuple débauché…
La force du désir s’allume et la force spirituelle de la paisible harmonie
s’éteint » ne rappelle-t-elle pas de façon étonnante ce fragment de
« Cléopâtre et César » (acte 2, scène 2) :
On a troublé
le rythme de la musique – et changer
La musique,
c’est changer les mœurs…
Soit dit en
passant, une pensée profonde et o, combien vraie, aux dimensions d‘une vérité
universelle qui n’a jamais encore été aussi actuelle qu’aujourd’hui…
Cependant, un homme qui n’est pas bon, qu’a-t-il de
commun avec la musique ?
demande Confucius dans ses Entretiens (III,3). Le bien moral reste donc le bien
suprême. Norwid, de son côté,
ne dit-il pas que des choses de ce monde, il en restera
deux : poésie et bonté… ces deux-là, ces
deux seules 27 ? Et il ajoute dans ses Notes de mythologie : La
poésie est la suprême fonction civilisatrice humaine, la musique en fait partie[8].
Lorsque, dans le Promethidion, Norwid parle du Beau comme
d’un « profil de Dieu » et d’une « forme de la vérité et de
l’amour », il exprime l’idée du Beau en tant qu’union de ce qui est extérieur
et de ce qui est intérieur, de la « forme » et du
« contenu », conception proclamée à son époque par Schelling et
Hegel, et qui remonte jusqu’à l’Antiquité,
à Plotin, par
exemple. Cependant, contrairement
à la notion abstraite de l’amour
chez Hegel, l’essence intérieure ne peut être pour Norwid une idée mais
l’amour. Cette notion de l’amour embrasse
la t o t a l i t é de la vie
spirituelle, pas seulement ce qui se manifeste dans le pouvoir de l’intellect,
la connaissance ou même la contemplation, mais aussi la t o t a l i t é des valeurs liées à cette vie[9]. Norwid se situe donc, bien évidemment, dans la tradition chrétienne
formulée dans la première lettre de saint Jean : Deus caritas est –
« Dieu est amour ». Le Beau est
donc « forme de la divinité », l’expression du plus sublime, manifestation
du sacré. Quand il s’incarne
dans l’art, il l’élève à son optimum inaccessible autrement[10]. En disant que la musique enseigne
l’amour sous toutes ses formes (…), qu’elle
exprime l’harmonie universelle, les
rites, l’ordre universel (…), qu’elle
est d’origine céleste[11], Confucius apparaît comme précurseur de l’idéalisme
chrétien, tellement proche de l’auteur du Piano
de Chopin…
Un autre motif revient souvent dans la
pensée de Norwid, l’idée de « totalité », de « complétude »
(całość, wszystkość, ogół, zupełność,
kompletność, pełnia). La vérité
– écrivait-il – n’est pas seulement une
idée, mais elle est également une force –
et elle est une force puisqu’elle est entière. Car, étant entière, elle
embrasse à chaque instant la totalité de la vie, et, en embrassant la totalité
de la vie, elle ne peut pas ne pas être une force[12]. Ici aussi, Norwid est proche de la vision
du monde orientale qui a toujours tendance à le percevoir dans son intégrité,
de saisir l’ensemble de ses phénomènes mus par une loi transcendante et
universelle et enchaînés les uns aux autres, contrairement à la pensée
occidentale, dualiste et « isolante ». Le saint embrasse le
tout dit Zhuangzi…
Cela n’est pas sans évoquer, encore une
fois, Confucius et sa mystique de l’existence qui tout naturellement amène le Chinois à penser, à
viser l’universel, à
étendre son influence
et son action jusqu’aux rivages « des quatre
mers »[13]. « Quand dans sa parfaite cohérence avec
lui-même – lisons nous dans le Liji –
l’homme va au bout de sa nature, il peut aller au bout de la nature de l’autre…
au bout de la nature de tous les êtres », et alors il devient universel : « Il seconde le ciel et
la terre dans l’œuvre de transformation et de génération…, il fait le troisième
dans la trilogie ciel-terre-homme » (…)
Un tel message se situe à un très haut
niveau et vise à organiser la société humaine, non en fonction de critères financiers, économiques, mercantiles ou
militaires, mais bien au nom de la dignité de l’homme, saisis dans l’expérience
la plus profonde comme nœud de relations à un absolu et à un Tout. Dans
l’expression tian-ti-ren « le
ciel, la terre et l’homme » s’attirent
mutuellement. La dimension
de l’homme atteint et complète
l’univers. La dimension de l’univers nourrit, abrite l’homme. (…) Le Livre des
Rites Liji, fait de l’homme « le
cœur (pensée, conscience) de l’univers (…) Ainsi l’homme doit-il avoir la
conscience de l’univers pour lui permettre d’atteindre le « un », non
de l’uniformité mais de l’harmonie dans le respect, et la justice, c’est-à-dire
être « la conscience de l’univers ». C’est sur ce point que
l’humanisme de Confucius et l’humanisme de Norwid se rejoignent. On pourrait
même dire que ce dernier apparaît justement
comment le junzi, homme parfait
confucéen qui chérit la vertu, cherche la justice, aspire à ce qui est en haut,
comprend que la différence conduit à
la véritable unité,
veut créer une
fraternité humaine, concilie, harmonise sans uniformiser, ne convoite
que ce qui est en lui-même, achève le beau et le bien dans les autres…
Il y a également
chez Norwid des éléments qui font penser au bouddhisme. Dans la Litanie à la Sainte Vierge le
poète pose cette question : Qu’est-ce le m o i
sans le n o n - m o i
? (cf. aussi, le poème Les
intimes, Vade-mecum, L. : ...il te faut, en tout lieu,
embrasser ton n o n - t o i par ta conscience ...) N’est-ce pas la conception bouddhiste de
l’interdépendance et de l’unité de toutes choses ?… Mais, chez Norwid, il
ne faut jamais oublier le contexte chrétien: le
« n o n - m o i », c’est, selon le contexte, soit le monde
non-individuel, transpersonnel, l’autrui, Dieu, soit une soumission profonde,
altruiste, pleine d’humilité à la volonté supérieure, par opposition au m o i – idolâtrie de soi-même, égoïsme et
stupidité. Néanmoins, cette ambiguïté, voire cette polyvalence de Norwid ajoute
infiniment d’originalité à sa poésie et la rend plus universelle.
Nous pouvons trouver
d’autres analogies troublantes entre l’esthétique norwidienne et le
bouddhisme : toutes deux voient de la beauté dans la laideur...
conception fondatrice de l’art moderne et qui sera reprise en Pologne au 20ème
siècle par des poètes tels que Bolesław Leśmian, par l’avant-garde de
l’Entre-deux-guerres et, plus tard, par Stanisław Grochowiak et l’école des
« turpistes » (du latin turpe – laid). Ce qui fascine l’auteur du Vade-mecum, c’est la forme brute, in statu nascendi, non
ciselée. La poésie parfaite –
écrit-il dans une lettre à Bronisław Zaleski (du 15 novembre 1867) doit être pareille à un moulage de plâtre : les limites où une forme succède à une
autre et qui laissent paraître des fentes doivent être préservées. Seul un
barbare efface au couteau ces fentes gâchant l’ensemble[14]… Dans le poème Le Beau (I partie des Sept
ébauches à la mémoire de Veit Stoss)
Norwid déploie une vision parfaitement bouddhiste de la beauté et
de l’art :
…Dieu voit tout – –
« Comment se fait-il
Que l’œil divin souffre tant de
laideur ?… »
–
Veux-tu savoir comment ? Efforce-toi
De contempler d’un œil d’artiste quelque
ruine,
Une toile d’araignée dans un rayon de soleil,
Le fumier sur le champ, l’argile du potier
–
Lui, nous a tout donné, même la trace de son propre
Regard, il n’est pas jaloux, il n’a point
honte !
–
Il est cependant un orgueil qui se dore au soleil
Et qui croit que le soleil ne le pénètre
pas ;
Il est, lui, le terme de la contemplation et
de la vue,
Il est, lui, le brisement du rayon divin
Pour qu’une clarté éteinte et la nuit
touchent la paupière
De la plus ingrate des créatures du
monde : de l’homme.
–
Q u e d a n s
c h a q u e a r t brillent
t o u s l e s a r t s
e x c e p t é
C e l u i
par lequel l’œuvre sera exprimée.
(trad. J. Dupin et Ch. Jeżewski)
Il préconise ainsi, comme dans le
bouddhisme zen, le naturel dans l’art, le refus de tout artifice. L’artiste et
son œuvre, en tant que parties intégrantes de
l’univers doivent se fondre avec lui et non pas, comme en Occident, lui lancer
un défi.
Une autre analogie : le silence, la
réticence, le non-dit, piliers de la poétique
de Norwid, évoquent
irrésistiblement le silence
tellement exalté par le
taoïsme et le bouddhisme zen.
Lorsque Norwid évoque la sainteté du silence[15],
celui qui fait taire les mots et parle avec le
Verbe-du-verbe[16]
, il est dans le même diapason spirituel que le maître zen contemporain, Taïsen
Deshimaru, qui affirme que dans le silence, l’ordre cosmique peut nous
pénétrer[17].
Mais, dans ce silence dont l’essence est immense et l’apparence futile[18]
Norwid distingue la présence attentive et bienveillante de Dieu…
Ceci nous conduit directement à un autre
élément très caractéristique de la poésie de Norwid : son aspect
méditatif, contemplatif et recueilli qui est la voie du Sage. Pour le Yijing, le silence est contemplation
(image du vent qui souffle sur la terre, hexagramme 20, Kouan / La
Contemplation) : …la nature peut offrir le spectacle d’une réalité grave et sainte dans
la régularité avec laquelle se déroulent
tous les phénomènes. La contemplation du sens divin des événements de l’univers
[le Tao] met entre les mains de celui qui est appelé à agir sur les hommes le
moyen d’exercer les mêmes effets. Il faut pour cela un recueillement intérieur
semblable à celui produit par la contemplation religieuse chez les hommes
d’envergure dotés d’une foi robuste. Ils voient ainsi les lois diverses et
mystérieuses de la vie et ils leur donnent de se réaliser dans leur propre
personnalité, grâce à l’extrême intensité de leur recueillement[19]. C’est dans cette vie même qu’il faut nous
efforcer de tout comprendre disait le maître chinois du ch’an du 9ème
siècle, Houang Po. De son côté, Laozi affirme dans
le fragment XVI du Daodejing :
Atteins à la suprême vacuité
et
maintiens-toi en quiétude.
Devant
l’agitation fourmillante des êtres
ne
contemple que leur retour.
Les êtres divers du monde
feront
retour à leur racine.
Faire
retour à la racine, c’est s’installer dans la quiétude ;
S’installer dans la quiétude, c’est retrouver l’ordre ;
Retrouver l’ordre, c’est connaître le constant ;
Connaître le constant, c’est l’Illumination.
On ne peut s’empêcher de comparer ces
fragments à ce que Norwid écrivait dans son essai Le Silence. Il y évoque notamment l’éternel-et-incessant-monologue des harmonies de la création et
le monologue-qui-sans-cesse-devient-parabole[20],
une des sources de la vérité, auquel les plus anciennes écoles prophétiques asiatiques accédèrent, dès
avant Pythagore, par la pratique du
silence. Sans doute, pense-t-il ici à la
conception du Dao. La similitude est troublante…
Il
y a encore un autre trait caractéristique,
novateur, qui rapproche la poétique de Norwid de celle de l’époque de la
dynastie des Tang (618-907),
période du plus
grand essor des arts de l’empire
chinois. Dans ses Fleurs blanches, Norwid dit avoir employé dans les Fleurs noires la technique qu’il appelle « absence de style ».
Il l’opposait au style « sur-expressif », ampoulé,
« artistiquement factice » des romantiques. De même, dans son
théâtre, il avait créé la conception de la « tragédie blanche », à
l’opposé de la tragédie sanglante de Shakespeare. Il ne peut y avoir de drame véritable – écrivait-il
– dès
que se perd la conception dramatique du silence et la conception de ces
éléments – autrement dit pour
expliquer avec plus de clarté, ou plus d’ampleur, l’énoncé
sus-dit : quand on perd la basse en musique ou le blanc sur la palette, ou
l’aplomb en dessin, que peuvent obtenir de
complet des moyens aussi incomplets ? La direction décisive
et la graduation du silence dans la dramatisation est, pour une œuvre de
cette nature, ce
qu’est dans la
révolution d’une planète
l’axe intangible et invisible de la planète. Et plus loin il
continue : Ce n’est qu’après avoir
entendu diverses sortes de silences qu’on arrive à entendre le drame et à
percevoir la profondeur des paroles creuses, décolorées, blanches, pour ainsi dire, et il semble bien que ce
soit là la trame de toute vraie dramatisation[21].
Dans l’exergue du poème De la liberté du verbe Norwid
écrivait : Il y en a qui enseignent
que la poésie demande des sujets qui ne seraient ni secs ni ingrats … Cette
poésie qui, pour être
poésie , nécessite des sujets non secs et attend des gracieux,
n’appartient pas à ma compétence…
Or, tout cela évoque irrésistiblement la
conception de la « fadeur » dans l’art chinois. En fait, la poétique
chinoise non seulement réserve une place capitale au silence, à l’ellipse, à
l’allusion, aux « mots-vides » sans parler de l’ambiguïté intrinsèque
à la structure même de la langue chinoise, mais aussi à la fadeur qui en
découle. Que signifie-t-elle ? Ce phénomène typiquement chinois auquel
François Jullien a consacré une étude capitale et fascinante[22] réunit tous les courants de la pensée
chinoise : le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme. Il concerne
aussi bien la
peinture, la musique,
la poésie et est
intimement lié à
la vision chinoise
du monde. Il consiste à mettre l’expression en
sourdine, à parler à mi-voix, en demi-teinte, à avancer à pas feutrés, à la
cloche de bois… Mais ce procédé est aussi complexe que subtil. Quand les diverses saveurs – écrit
François Jullien – cessant de s’opposer
les unes aux autres, restent contenues dans
la plénitude : le mérite de la fadeur est de nous faire accéder à ce fond
indifférencié des choses ; sa neutralité exprime la capacité inhérente au centre.
A ce stade, le réel n’est plus
« bloqué » dans des manifestations partiales ou trop voyantes ;
le concret devient discret, il s’ouvre à la
transformation. (…) En nous
conduisant à la limite du sensible,
la où celui-ci
s’efface et se
résorbe, la fadeur nous fait éprouver un « au-delà ».
Mais ce dépassement ne débouche pas sur un
autre monde, à
statut métaphysique, coupé
de la sensation. Il déploie seulement
celui-ci (le seul) – mais décanté de son
opacité redevenu virtuel, rendu disponible – sans fin – à la jouissance.
(…) Comme ne cessent de le répéter les
Chinois, si « tout le monde est à même de distinguer les différentes
saveurs », l’insipidité du « centre » (ou du « Tao ») est « ce qu’il y a de plus difficile à
apprécier ».Car la fadeur
contient la plus extrême saveur ; ce qui passe inaperçu est de plus en plus prenant
et devient inoubliable : la saveur idéale, enfin, est
celle de l’eau… Norwid ne dit-il lui-même :
O
toi, e a u p u r e… ils t’ont bien oubliée,
Serviable, paisible, simple, tellement indigente,
En
laquelle miroite le b l e u d e s
c i e u x, toi qui es a u c i e l.
(Toast [I], trad. C.H. du Bord et Ch. Jeżewski)
Notons, entre parenthèses, que la symbolique
de l’eau s’impose justement à la mystique confucéenne. Le maître la transmet
comme héritage du passé : « Suzi
demanda à Mencius : « Que pouvait trouver dans « l’eau »
Confucius, quand il s’exclamait : L’eau ! L’eau ! » Mencius
répondit : « L’eau de source bouillonne jour et nuit, puissante elle
remplit les creux, les fossés, et s’écoule dans les quatre mers. C’est parce
qu’elle jaillit des profondeurs d’une source. Voilà ce qui frappait Confucius…
Celui qui développe les quatre principes (découverts au fond de son cœur) ren
« amour », Yi, « justice », li »convenances », tche « sagesse », est comme un feu qui
commence à brûler, comme une source qui commence à jaillir… il pourra lui aussi
nourrir les quatre mers[23].
Cette poétique de la fadeur qu’on peut
déceler chez le poète polonais, tellement inédite à son époque qu’elle a
provoqué le rejet total de sa poésie par ses contemporains, se manifeste
surtout sur les pages du Vade-mecum :
on y trouve parfois des poèmes « anti-poétiques », surprenant par
l’ « insignifiance » de leur contenu et le
« vide » de leur
écriture. Mais ce
n’est qu’apparence : c’est par ce biais justement qu’ils s’ouvrent
sur des richesses insoupçonnées.
« Dire le plus possible
avec le minimum de mots », telle semble être la devise de Norwid. Cela ne
simplifie pas pourtant le langage poétique, au contraire, celui-ci peut devenir
complexe, obscur, hermétique : il annonce la poésie du 20ème
siècle. Paul Valéry ne disait-il pas ne
saisir à peu près rien d’un livre qui ne lui résistait pas ?
Pour
ce qui concerne la conception norwidienne de l’Histoire et du Progrès, elle
diffère de celle de Hegel ou de celle du millénarisme romantique. Elle s’oppose
aussi aux positivistes comme aux premiers marxistes. (Notons que l’auteur du Vade-mecum
n’était pas enthousiaste de la philosophie allemande qu’il trouvait
péremptoire, catégorique et trop abstraite). Il prévoyait avec lucidité les
conséquences éthiques de l’hégélianisme qu’il ne pouvait que réprouver.
L’histoire du 20ème siècle,
et l’apogée des totalitarismes, lui a donné raison.
Une fois de
plus, sa vision du monde, qu’il considère à la fois dans son unité et sa
bipolarité s’avère étonnamment proche de la métaphysique taoïste
où le mouvement incessant et le
jeu dialectique tantôt oppose, tantôt
harmonise les forces dynamiques Yin et Yang, sans produire de formes supérieures comme chez
Hegel[24].
On dirait que, pour Norwid, l’Histoire est à la fois linéaire et
cyclique, elle évolue plutôt en forme de spirale comme dans la tradition
shivaïte et dans la cosmologie
du Yijing et de Laozi, de catastrophe
en catastrophe, de renaissance en renaissance. Mais c’est une spirale
ascendante convergente, comme chez Teilhard de Chardin. Alors que, pour Hegel,
la culture constitue une suite de métamorphoses où une civilisation en détruit
une autre, pour Norwid, elle est continuation et cumulation ayant un
sens. C’est pourquoi
le progrès doit
nécessairement s’appuyer sur
le passé. Avec cette réserve essentielle : Je n’appellerai pas progrès ce qui s’avance
en rétrogradant vers le
païen[25]. A ce
propos, il faut noter une étrange
similitude entre l’attitude des confucianistes et de Norwid qui leur a valu à
plusieurs reprises d’être qualifié de « conservateurs » voire de
« réactionnaires » (alors que cela devrait être plutôt le
contraire !). Déjà Mencius, le grand continuateur de Confucius, socialiste
utopiste avant la lettre, condamnait tout profit. Les confucianistes du premier
siècle avant J.C. optaient
pour le retour de l’économie naturelle s’opposant aux commerçants qui selon eux
ne faisaient ramasser que des bénéfices sans participer au processus
de la création des biens. Ils voulaient aussi éliminer l’économie d’argent.
Norwid, pour sa part, témoin lucide de la capitalisation forcée et outrancière
de l’Occident, avec toutes ses
monstrueuses injustices
sociales et la poursuite
du gain à tout prix, ne pouvait que rejeter en bloc ce monde qu’il trouvait de
moins en moins humain.
Récapitulons encore une fois en quoi
pourrait se manifester l’influence de la pensée et de la poétique chinoise dans
l’œuvre de Norwid : Écriture elliptique, concision extrême du langage,
statisme, exaltation du silence, de la gravité et de la fadeur, tendance à
l’apophtegme, à l’aphorisme ; conscience de la vie pratique fondée sur la
morale, non-violence, recherche de l’harmonie des contraires, du juste milieu
et de la sagesse ; croyance en un ordre préétabli dans l’univers où chaque
chose doit suivre son cours et son évolution, occupe sa place précise dans le
temps et ne peut être ni accélérée, ni
retardée, d’où l’exaltation de la vertu de la patience (cf. Sphinx I) ; attachement au passé, à
la tradition, désir de rester dans l’anonymat, culte de la bonté et de la
quiétude, exaltation de la poésie et de la musique considérées comme les reines
des arts, respect de la nature... Ce
qui est caractéristique de la civilisation chinoise, c’est qu’elle amalgame,
sans division, trois courants
d’idées : le confucianisme, le
taoïsme et le bouddhisme zen (ce dernier, essentiellement chinois, tente
de concilier l’humanisme du premier avec le transcendantalisme du second) – or,
nous rencontrons un conglomérat semblable chez Norwid, mais coulé dans un moule
chrétien. Ces notes, tirées de son Album
Orbis, prouvent quel était le centre d’intérêt de sa pensée souvent marquée
par un certain statisme : La
force et la loi de la résistance dans l’histoire : la Chine et l’Inde – immobilité
dans la puissance de la vertu-sagesse. Assurément, il y a quelques vestiges des
lois éternelles qui gouvernent le monde ! Et plus loin : La mise en puissance de l’homme à travers l’union de sa sainteté et de
sa sagesse avec les forces de la
création est caractéristique de toute la philosophie orientale[26].
Cyprian Norwid fut un poète et
penseur qui s’était proposé comme but de créer une vision intégrale du monde. Ses
contradictions et ses différences ne le divisaient pas d’après lui, mais au
contraire se complétaient et s’enrichissaient mutuellement. La grande originalité de sa pensée fut
l’intégration de l’acquis culturel
de l’Europe en
tant qu’un ensemble indivisible,
car comme il écrivait "une personnalité
exilée dans la solitude n’est pas encore accomplie et ce n’est qu’en
fréquentant d’autres qu’on fait mûrir l’essence de la sienne",
mais d’incorporer également dans cette vision l’acquis de la pensée de
l’Extrême Orient, surtout de l’Empire du Milieu, c’est-à-dire la Chine. Il devint ainsi
le véritable maître du temps et de l’espace. En cherchant toujours non pas ce
qui sépare ces civilisations apparemment éloignées, mais ce qui leur est
commun, il a réussi à créer, comme un alchimiste produisant de l’or une fusion
idéale de la pensée chrétienne, confucéenne, taoïste voire bouddhiste zen et
ceci non seulement sur le plan philosophique et moral mais aussi esthétique. Il
réalisa ainsi le postulat de Goethe, que "l’Orient et l’Occident ne
peuvent plus rester séparés".
Krzysztof Andrzej Jeżewski
[1] Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Editions du Seuil,
Paris 1997, p. 68.
[2] Lieu Yi-Ming, Thomas Cleary, Yi
King traduit par Zeno Bianu, Paris 1994, p. 465.
[3] C.
Norwid, Pisma wszystkie, t. 6, s.
242.
[4] C. Norwid, Pisma wszystkie, vol. 11, p. 409, n°
100.
[5] Confucius, Entretiens, VII, 10
(trad. . Leslie, adapt. Z. Mayani, Paris 1962.
[6] Maria Ina Bergeron, La mystique de Confucius, [in :] Encyclopédie
des mystiques, Seghers, tome 4, Paris 1978, p. 107-108.
[7] Cité par Karl Jaspers, Les grands philosophes : Socrate,
Bouddha, Confucius, Jésus, trad. par C. Floquet, Librairie Plon, Paris,
1966, p. 217.
[8] C. Norwid, Pisma wszystkie, vol. 7, p.
255, n° 96.
[9] Władysław Stróżewski (édit.), Cyprian Norwid o
muzyce, Wydawnictwo Literackie, Cracovie, 1997, p. 62.
[10] Ibid.
[11] Li Ki, Mémoires sur les bienséances et les cérémonies, trad.
par Séraphin Couvreur, rééd. en 2 vol. Paris, Cathasia, 1950.
[12] C. Norwid, Memoriał o prasie, Pisma wszystkie,
vol. 7, p. 143.
[13] Maria Ina Bergeron, La mystique de Confucius, [in :] Encyclopédie
des mystiques, Seghers, tome 4, Paris 1978, passim.
[14] Trad. par Constantin Jelenski dans sa préface au choix de poèmes de
Norwid, « Obsidiane » n° 22, 1983.
[15] Monologue.
[16] Epreuves, prologue de Cinq ébauches morales, trad. F.
Lallier et Ch. Jezewski.
[17] Marc de Smedt, Eloge du silence, Albin Michel, Paris 1986, p.
223.
[18] Quidam, chap. XXV.
[19] Yi King, version allemande de Richard Wilhelm, préfacé et traduite en
français par Etienne Perrot, Librairie
de Medicis, Paris 1973.
[20] Milczenie, C. Norwid, Pisma
wszystkie, vol. 6, p. 236.
[21] Fleurs blanches, [in :] Le Stigmate, trad. par Paul
Cazin, Gallimard, Paris 1932, p. 155-156.
[22] François Jullien, Eloge de la fadeur. A partir de la pensée et de
l’esthétique de la Chine,
Editions Philippe Picquier, Paris 1991.
[23] Cité par M. I . Bergeron, La mystique de Confucius, [in :]
Encyclopédie des mystiques, Seghers, Paris 1978, p.125.
[24] Il convient de noter, chose caractéristique, l’attitude de
Hegel et de Norwid par rapport à
Confucius. Alors
que le premier,
dans ses Leçons sur
l’histoire de la philosophie le
traite
d’un « sous-Cicéron », ses
entretiens avec ses disciples se
résumant pour lui, dans
l’essentiel, à
des doctrines morales ou
des prescriptions « insipides », pour le second,
c’est
« le plus grand
des philosophes et
ministres » qui par
son enseignement est
comparable… au Christ ! » Comme le remarque F. Jullien, on
voit aisément, à
lire les
Entretiens de Confucius,
ce qui a
pu paraître [à Hegel]
aussi « insipide » (selon la
valeur négative
du terme, bien
sûr) : on n’y rencontre ni définition
ni argumentation
développée – il n’y
a pas de
construction du savoir. (…)
Le Maître ne se
décrit pas
comme détenteur
de sagesse ou de connaissances,
il ne fait pas état de résultats acquis :
cela
non seulement par
modestie mais parce que c’est cette tension qui compte, dans
son
renouvellement et sa durée (plus qu’un résultat toujours temporaire) – ce
continuel
désir d’aller
au-delà qui trouve
en lui-même sa
propre fin (son
« bonheur ») et
maintient la
vie dans sa
jeunesse, en progrès. (…)
Car sous la simplicité
de ces
expressions,
on appréhende une conscience du réel qui est totale et touche à
l’extrême...
Or, l’attitude de Norwid face au réel semble être
exactement la même !
[25] Pięć zarysów, I. Rzeczywistość, C. Norwid, Pisma wszystkie, vol. 3, p. 481.
[26] C. Norwid, Pisma wszystkie, vol. 11, p.
410, n° 108 et 109.
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