ENTRE L’ESPAGNE ET L’AMERIQUE – ETUDE DE LA QUESTION DU LIVRE AUX
XVIe ET XVIIe SIECLES
Les pratiques liées à la « lecture » et à l’ « écriture » connurent en Europe une
évolution marquée par des vagues d’intérêt plus grandes qu’à d’autres moments de l’histoire.
Après le grand succès du livre manuscrit aux XIIe-XIIIe siècles, quand les sociétés
européennes commencèrent à passer de « l’oral » vers « l’écrit », la période décisive
suivante fut le XVIe siècle. Dù surtout à l’invention de l’imprimerie dans le siècle précédant, le
nouveau succès du livre consistait en une croissance sans précédant de la production écrite et
de sa diffusion.1 Dans le monde moderne, issu de la Renaissance, le livre cessa d’être un objet
rare et précieux et devint un bien accessible à de nombreuses catégories des gens auparavant
privées de ce privilège. Les livres de toute sorte : populaires et érudits, en langues vulgaires
ou classiques, s’installèrent ainsi définitivement dans le paysage de l’Europe.
En Espagne de l’époque, dont le grand symbole sur le plan littéraire est Miguel de
Cervantes, le phénomène décrit plus haut fut accompagné par une expansion impériale à
l’échelle jusqu’alors inconnue. La colonisation, qui « n’était autre chose qu’une prolongation
des modèles culturels en vigueur en Espagne »2, entraina en effet une exportation de l’écrit -
l’un des piliers principaux de la culture européenne moderne. Le chapitre « américain » de
cette expansion espagnole nous servira de fond sur lequel nous essayerons de dépeindre la
question du livre dans cette période de l’histoire, à savoir aux XVIe et XVIIe siècles.
Le livre espagnol en Amérique
La conquête du Nouveau Monde fut à l’origine d’une véritable révolution dans
l’histoire du livre : « Dès les débuts du XVIe siècle, parti à son tour à la conquête des terres
qu’atteignent les Ibériques, le livre européen traverse l’Atlantique avec les conquistadores, les
missionnaires et les représentants de la Couronne comme il avait suivi les Portugais en
Afrique et sur les côtes de l’Inde. [...] Pour la première fois dans l’histoire, les livres comme
les navires circulent sur tous les océans ».3 La même curiosité qui poussa les Espagnols à
quitter leurs maisons de la Péninsule pour se rendre en Amérique explique sans doute leur
intérêt aigu pour la production littéraire européenne. Les livres partaient et circulaient avec les
lecteurs, en les suivant dans leurs voyages. Des bibliothèques entières voyageaient ainsi avec
leurs propriétaires, au point que « les bibliophiles et les érudits ne manquaient presque jamais
de quoi satisfaire leur curiosité ».4 À Mexico, à l’aube du XVIIe, aussi bien les grands ordres
religieux que les vice-rois et les particuliers détenaient d’imposantes bibliothèques contenant
suffisamment d’ouvrages de référence « pour que l’on puisse imaginer le monde et s’informer
sur lui sans sortir de la ville ».5
L’intérêt croissant qu’avaient pour la production écrite les habitants des colonies
espagnoles d’outre-mer fut à l’origine d’un développement très dynamique du commerce de
livre à l’échelle internationale. Le marché constitué par les Espagnols, métis et Indiens lettrés
de l’Amérique était suffisamment grand pour intéresser les libraires de la Péninsule. Même les
« nouveautés » pouvaient être lues en Amérique, souvent très peu de temps après leur
apparition en Espagne. Tel était par exemple le cas des Comédies de Lope de Vega ou du
chef-d’œuvre de Cervantes - Don Quichotte. « Si une bonne partie de la première édition du
Don Quichotte prend la mer pour l’Amérique et le Pérou, c’est que les volumes fraîchement
édités, les libraires le savent, s’y écouleront à meilleur prix ».6 Considérées par les imprimeurs
espagnols comme des investissements risqués, les premières éditions partaient souvent de
l’autre côté de l’océan, où les lecteurs étaient avides de toutes sortes de lectures.
Entre 1558 et la fin du XVIIe siècle, plus de huit mille livres furent expédiés de
l’Espagne vers les Indes occidentales. Mais il faut noter que les sources qui nous permettent
de chiffrer les exportations de la production littéraire européenne sont loin de connaitre la
vraie quantité des livres qui traversèrent l’océan dans ces premiers siècles coloniaux. Il
semble bien en effet que ce chiffre pourrait être multiplié par dix si l’on tient compte de la
contrebande et de tout ce que les administrations ibériques n’ont pas réussi à noter.7
Si la contrebande ait devenu une pratique courante, c’est notamment à cause de la
censure. Une partie importante des livres expédiés depuis l’Espagne était en effet composée
des titres interdits là-bas et, de ce fait, difficiles à vendre dans la Péninsule. En les envoyant
de l’autre côté de l’océan les libraires évitaient les risques liés à leur distribution dans leur
pays d’origine, tout en s’assurant des revenus avantageux.
Le livre comme objet « dangereux »
Très vite, les autorités civiles et ecclésiastiques se sont rendu compte du danger
qu’entrainait la diffusion incontrôlée de l’écrit. En Europe, depuis l’invention de l’imprimerie,
il s’est avéré que le livre peut servir d’arme idéologique de grande portée : « Dans cette
guerre idéologique [provoquée par la Réforme] l’imprimerie montra [...] ses immenses
possibilités et ses influences néfastes. Luter [...] l’utilisa pour gagner de nouveaux adeptes de
sa doctrine à travers la diffusion des xylographies anticatholiques, des bibles en langues
vernaculaires et des livres liturgiques ».8
Afin d’éviter l’exportation des conflits européens sur la terre américaine, dès le début
de la présence espagnole dans ces territoires, la Couronne et l’Église entreprirent une
« guerre » contre l’introduction dans le Nouveau Monde des œuvres critiques envers les
institutions, à la foi et à la morale. Les instabilités potentielles qui pouvaient en résulter
inquiétaient aussi bien les pouvoirs locaux que la métropole. Celle-ci, n’hésitait pas à envoyer
des dispositions aux gouverneurs des provinces, tentait de maintenir le contrôle sur la
diffusion du livre, notamment en essayant de conserver entre ses mains le monopole quant au
commerce du livre. Le contrôle des livres « voyageant » entre les deux continents était donc
bilatéral : aussi bien les ports Espagnols que ceux du Nouveau Monde servaient de scène sur
laquelle se déroulait la « chasse aux livres ».
Les commissaires spéciaux désignés pour cette tâche recevaient régulièrement, de la
part du tribunal de l’Inquisition, des instructions précisant la manière dont ils devaient
procéder aux inspections des livres qui arrivaient : « Les livres sont l’une des principales
raisons de l’inspection des navires, tout particulièrement les caisses qui font partie de la
cargaison».9 Aucun bateau arrivant ne pouvait échapper à l’examen (visita) des inspecteurs
douaniers, décrété en 1556 et strictement observé.10
Mais l’attention des inspecteurs porta aussi sur les livres composant les bibliothèques
et librairies déjà existantes. Les propriétaires de celles-ci étaient obligés, de leur part, de livrer
régulièrement aux autorités des inventaires des collections qu’ils possédaient. A cela
s’ajoutaient les inspections qui, réalisées par surprise, finissaient souvent par trouver les
objets recherchés. La confiscation des textes interdits ou suspects, qui devint une pratique
courante, nous a légué sous forme de protocoles une trace inestimable qui nous donne
aujourd’hui un aperçu de l’état de la vie culturelle de la Nouvelle Espagne.
L’acharnement simultané de la Couronne et de l’Église quant à la nécessité de
combattre les livres hérétiques peut surprendre. Une telle méfiance vis-à-vis des ouvrages
« contaminés » ne se comprend que dans un contexte plus large, façonné par la bulle Inter
Caetera du 1493. La christianisation de l’Amérique n’était en effet pas une action spontanée
de l’Eglise, mais une obligation juridique imposée aux Espagnols par le pape avec la
promulgation de cette bulle. Mais la mission spirituelle de l’Espagne, par-delà son rôle d’alibi
de la domination politique et économique, avait également pour fonction d’instaurer l’ordre
dans le chaos des Indes. Avec cette tâche, qui consistait à « civiliser » l’Amérique à l’image
de l’Europe, tout en évitant les erreurs et les déviations de l’Ancien Monde, la religion était
donc un véritable enjeu de pouvoir, et le livre - un outil fondamental de cette entreprise.
Inspirés par la bulle Inter Caetera et instruits par le Concile de Trente, qui fut très
explicite quant à la nécessité de limiter la circulation des livres suspectes ou nuisibles, les
conciles américains consacrèrent une attention particulière à ce problème. Le Premier Concile
Provincial Mexicain (1555) insistait déjà ouvertement sur le danger que représentaient
l’impression et la diffusion des livres considérés comme dangereux. Les Deuxième et
Troisième Concile (1565 et 1585), encore plus radicaux, sanctionnaient « avec la
excommunication les infracteurs qui imprimaient ou commercialisaient les livres avant qu’ils
ne soient examinés. »11
Malgré les efforts considérables des institutions concernées, la pénétration des livres
indésirables ne pouvait pas être arrêtée. Parallèlement à l’évangélisation « arriva sa sœur
inséparable - l’hétérodoxie, qu’elle soit religieuse ou scientifique ».12 Aussi bien les Bibles
protestantes, les écrits des humanistes de la Renaissance que les œuvres de médicine ou
encore celles portant sur l’astronomie enrichirent les collections américaines, ce qui ne
manquait pas de déplaire aux missionnaires.
L’index des livres interdits de 1551
Le besoin croissant d’ouvrages adaptés aux exigences de l’évangélisation fut à
l’origine de l’introduction de l’imprimerie en Amérique, dont la première fut ouverte en 1538
à Mexico. Paradoxalement, les mêmes arguments, notamment d’ordre religieux, qui freinaient
l’importation des livres depuis l’Europe favorisèrent la fabrication des livres sur place.
L’objectif prioritaire : l’endoctrinement des indigènes, est toutefois resté le même. Avec
l’implantation des imprimeries dans le Nouveau Monde apparurent les premiers ouvrages en
langues vernaculaires, censées mieux répondre aux besoins de l’évangélisation : « Les presses
d’origine ibérique stimulent l’essor d’une littérature chrétienne en langue locale, accélérant la
circulation des textes, des idées et des croyances européennes ».13 L’introduction de
l’ « écrit » entraina ainsi une transcription en alphabet latin des langues amérindiennes dont
aucune ne s’écrivait : « L’impression des livres sur place offre l’occasion de domestiquer les
langues locales, en les fixant typographiquement, en les prenant dans les rets de la grammaire
latine, [...] et en les soumettant aux astreintes et aux entrées de dictionnaires ».14
L’établissement de la presse en Amérique nous livre ainsi une preuve incontournable du fait
que, contrairement aux nombreuses « légendes noires », l’action des Espagnols dans les Indes
« n’était pas entièrement répressive, mais principalement créative et stimulante ».15
Toutefois, tous les livres circulant en Amérique n’étaient pas nécessairement religieux.
Grâce à la traduction, un nombre important d’œuvres classiques de la littérature européenne
gagnèrent des adeptes dans le Nouveau Monde. Le métissage conceptuel, engendré par cette
littérature, est perceptible entre autres dans les arts plastiques des indigènes, qui n’hésitaient
pas à mélanger les motifs européens avec leurs propres traditions et croyances, ce qu’on voit
par exemple dans les fresques décorant les églises coloniales.
La littérature populaire
Malgré le poids indiscutable qu’avaient dans la vie culturelle des colonies espagnoles
les grandes œuvres classiques de la littérature européenne et les ouvrages religieux, il est
important de noter qu’il y existait également un grand corpus des livres représentant des
formes littéraires plus « légères », notamment les romans de chevalerie.
L’apparition des romans de chevalerie, vers la fin du XVe siècle, entraina une véritable
« démocratisation » des pratiques liées à la lecture. Les romans en question constituaient,
selon les mots d’Irving Leonard, « la première littérature populaire à démontrer le potentiel
commercial de la presse récemment inventée ».16 Ils consistaient habituellement en des longs
récits racontant les exploits imaginaires des héros chevaleresques, qui se déroulaient dans les
pays mi-fantastiques, habités par des monstres. En tant que genre littéraire, le roman de
chevalerie est issu des ballades folkloriques, et la popularité qu’il gagna en Espagne au XVIe
siècle constituait, dans un certain sens, une renaissance de la passion médiévale pour les
ballades de ce type.17 Malgré les nombreux opposants qu’avaient les romans de chevalerie en
Espagne, entre autres en la personne de la reine Isabelle, leur publication, distribution et
possession n’ont jamais fait l’objet de poursuites dans la Péninsule.
Très vite devenus à la mode dans d’autres pays de l’Europe, en gagnant la faveur de
toutes les classes lettrés de la société18, la popularité des romans de chevalerie s’étendit
également en Amérique. Contrairement aux idées reçues à ce sujet, la lutte avec la pénétration
de ce genre de livres dans le Nouveau Monde ne figurait pas parmi les priorités de la
Couronne. Aussi bien les documents américains que ceux retrouvés en Espagne démontrent
en effet que tout au long de la domination espagnole des quantités importantes de romans de
chevalerie étaient expédiées aux colonies, où ils circulaient librement par la suite.19 Y compris
l’Inquisition s’est montrée indifférente vis-à-vis de ces ouvrages car aucun titre relevant de
cette catégorie n’apparaît sur l’Index des livres interdits.20 Les activités restrictives du Saint-
Office se limitaient en effet à la littérature théologique et religieuse. Or, les romans
chevaleresques occupaient à l’époque une place de premier rang dans la vie culturelle des
habitants des colonies comme de ceux de l’Espagne. Véritable passion de l’époque, c’est peut
être dans cette littérature qu’on doit chercher l’inspiration des aventuriers espagnols partis à la
conquête de l’Amérique ?21
Le retour sur l’Europe du livre américain
Bien que tous les grands romans de chevalerie lus en Amérique furent écrits en
Espagne, le flux des livres entre l’Ancien et le Nouveau Mondes n’était pas unilatéral. Les
chroniques écrites par les conquistadores et, plus tard, par les métis et les Indiens eux-mêmes
connurent en effet un succès considérable en Europe. Les écrits du Nouveau Monde
trouvèrent ainsi leur place dans la littérature européenne, dont nombreux sont devenus des
« best-sellers », souvent encore du vivant de leurs auteurs. Dans le très riche corpus des
ouvrages « américaines », les Lettres de Cortés, les chroniques du soldat Cieza de León ou
encore les Commentaires Royaux de l’Inca Garcilaso de la Vega ne sont que quelques uns des
nombreux exemples.
Curieusement, la majorité des oeuvres écrites en Amérique revenait vers le Vieux
Monde sous forme des manuscrits, le retour de l’imprimé américain en Europe restant
pendant longtemps une exception.22 Envoyés en Espagne, ces manuscrits y étaient souvent
imprimés par la suite et parfois revenaient plus tard sous cette forme en Amérique. La raison
de ce paradoxe réside dans les restrictions sévères quant à l’impression des livres dans les
colonies espagnoles. La procédure de publication nécessitait en effet une permission spéciale
des autorités en Espagne, ce qui signifiait des délais avoisinant parfois plusieurs années, ainsi
que d’autres risques, comme ceux qui étaient liés aux accidents du transport maritime.
L’interventionnisme de la Couronne et de l’Eglise dans la politique culturelle des
colonies espagnoles d’Amérique est un fait d’histoire. Le livre, qui fut à l’époque le pilier
principal de la vie culturelle, était sans doute au centre de l’intérêt des institutions en question.
Toutefois, leur influence sur le monde littéraire aux XVIe et XVIIe siècles semble avoir été
intentionnellement exagérée. La présence en Amérique, quelques mois à peine après leur
parution, des grands chefs-d’œuvre de la littérature espagnole nous livre peut-être le meilleur
témoignage d’une certaine liberté dont jouissaient les colonies américaines en matière de la
politique culturelle. La circulation des livres entre l’Europe et l’Amérique étant strictement
liée à la circulation d’idées, il en résulte que les provinces américaines de l’Empire espagnol
étaient loin de vivre dans l’état d’isolement et de retard culturel que certains ont tendance à
croire.
BIBLIOGRAPHIE
CASTILLO GÓMEZ Antonio, Escribir y leer en el siglo de Cervantes, Barcelone, Gedisa,
1999
FERNÁNDEZ DEL CASTILLO Francisco, Libros y libreros en el siglo XVI, Mexico, Fondo
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GONZÁLEZ SÁNCHEZ Carlos Alberto, Los mundos del libro, Séville, Universidad de
Sevilla, 1999
GRUZINSKI Serge, Les quatre parties du monde: histoire d’une mondialisation, Paris,
Editions de la Martinière, 2004
IRVING Leonard, Books of the Brave, Berkeley, University of California Press, 1992
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