Elisabeth G. Sledziewski*
Mcf-hdr de science politique
Université de Strasbourg (IEP)
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Mesdames, Messieurs, Szanowni Panstwo,
Sachant l'intérêt que vous portez à la Pologne et à son rayonnement en France, je souhaiterais vous faire prendre connaissance de la lettre que j'ai adressée au Courrier des lecteurs du journal Le Monde à propos de l'article de J-L. Douin, paru le 1° avril, sur le dernier film d'Andrzej Wajda, Katyń, qui sort en France cette semaine.
Le quotidien m'a fait part de son intention d'en publier prochainement un (court) passage dans la page du médiateur.
J'espère que vous partagerez mon point de vue et je vous remercie de votre attention.
Pozdrawiam serdecznie,
E G S
*auteur de Varsovie 44, récit d'insurrection, éditions Autrement, 2004
Mesdames, Messieurs,
Comme beaucoup de Français que consterne le déni de mémoire dont souffrent aujourd'hui, en France tout particulièrement, le martyre et l'héroïque résistance du peuple polonais pendant la II° Guerre mondiale, je suis reconnaissante au Monde d'avoir offert une belle visibilité au dernier opus d'Andrzej Wajda, Katyn (entretien avec le cinéaste en une, critique du film en p. 19 de l'édition du 1° avril 2009). Cette œuvre, enfin distribuée dans notre pays, est ainsi appréciée pour sa valeur non seulement artistique, mais aussi mémorielle. Sa sortie en Pologne en 2007 a en effet été un événement national que nos concitoyens, très désinformés à propos d'un pays jadis si cher à leur cœur, ont peine à mesurer.
Certains aspects du commentaire de Jean-Luc Douin s'inscrivent hélas dans la continuité de cette désinformation. Cela est d'autant plus choquant que l'intention affichée, et probablement sincère, de ce bon spécialiste de Wajda est d'informer le lecteur sur un cinéaste mal connu... et mal aimé du public français contemporain. On est loin, certes, de la critique haineuse de Pan Tadeusz parue dans vos colonnes en mars 2000 sous la signature de Jean-Michel Frodon. Cependant, malgré la sympathie manifestée pour la "détermination de Wajda à dénoncer la falsification de l'histoire par les communistes", malgré l'hommage à la "belle vigueur créatrice" du vieux maître, Jean-Luc Douin se sent obligé (par quel conformisme polonophobe ?) de consacrer la seconde moitié de son article aux objections de fond qu'encourt la lecture wajdienne du massacre de Katyn. Et d'enfiler des considérations aux accents bien déplaisants. Est tout d'abord critiqué "le renvoi dos à dos des nazis et des Soviétiques comme prédateurs du territoire national" : et alors ? que s'est-il donc passé d'autre lors de cet apocalyptique automne 39 où, à deux semaines d'intervalle et sans déclaration de guerre préalable, l'Ouest de la Pologne a été envahi par les armées du Reich, puis l'Est par l'Armée rouge ? n'y a-t-il pas eu des troupes allemandes et russes paradant à Brest-Litovsk, des généraux hitlériens et staliniens se congratulant à Lublin, un Etat polonais rayé de la carte et son territoire intégralement partagé, le 28 septembre 39, par les deux ogres, dans la continuité du pacte Ribbentrop-Molotov ? quant aux dizaines de milliers de civils et de soldats massacrés, au million et demi de Polonais déportés en URSS, soit vers le Goulag, soit vers les confins désolés du Grand Nord russe, dont un tiers pour n'en jamais revenir, est-ce poser une "bombe antisoviétique", comme dit bizarrement Jean-Luc Douin, que de rappeler que leur calvaire présenta de fait quelques similitudes avec celui simultanément infligé aux populations du Generalgouvernement et des provinces occidentales annexées au Reich ? la critique, enfin, est-elle de mise devant "le renvoi dos à dos" d'"exécutions de masse (...) conçues comme un nettoyage de classe", comme il le dit si bien, et d'autres menées au nom de la race des seigneurs ? Ce qui nous amène à la seconde critique avancée par votre auteur : "l'étrange confusion entre Katyn et le génocide des juifs". Quelle confusion, sinon celle que lui-même superpose indûment au film ? Aucune traque, aucune rafle, aucune persécution ne saurait donc dorénavant être représentée au cinéma sans qu'il faille y voir d'abord la Shoah ? N'est-il pas permis de prendre les exactions du NKVD et des soudards de Staline pour ce qu'elles ont été, des vengeances contre la République polonaise indépendante qui avait osé battre l'Armée rouge en 1920 ? Jean-Luc Douin dénonce comme quasiment négationniste une scène où une épouse d'officier polonais, non juive, est menacée par un Allemand d'être déportée à Auschwitz : cela, selon lui, ne pouvait arriver qu'à un juif, et parler d'Auschwitz, c'est nécessairement et exclusivement parler des juifs, sinon cela sent la négation... Sait-il que c'est exactement le contraire ? que sous la terreur nazie en Pologne, une telle menace n'avait de sens qu'adressée, justement, à quelqu'un qui n'était pas juif ? que le camp d'Auschwitz (camp nazi sis sur le territoire du Reich, et non "camp polonais", comme on l'entend régulièrement à la télévision), fut dès son ouverture en juin 40 la destination d'abord mystérieuse, puis redoutée des civils arrêtés, ou simplement raflés, parfois par groupes de plusieurs centaines, dans les villes du Generalgouvernement (les rues de Varsovie sont jalonnées de stèles indiquant ces arrestations de masse, suivies d'exécutions sur place et de transferts vers Auschwitz) ? Aux juifs de Pologne ou d'ailleurs, parqués dans les ghettos à partir du printemps 40 et promis deux ans plus tard à l'extermination, les nazis se gardaient bien de parler d'une telle destination (qui fut plutôt le camp voisin de Birkenau ou celui de Treblinka), laissant ouvert jusqu'à la porte des wagons l'improbable horizon d'une "transplantation vers l'Est". "Pourquoi ce non-dit, cette confusion ?", interroge Jean-Luc Douin. On aimerait lui dire, à lui et à tant d'autres : pourquoi chez vous cette confusion, pourquoi ce sur-dit qui ne peut, ne veut plus parler que de la Shoah à la place de tout le reste, en y ramenant tout, même les crimes de Staline, de peur que l'évocation de son obsession anti-polonaise ne rappelle l'existence d'une histoire de la Pologne qui ne passerait pas par la case Shoah ? pourquoi le martyre du peuple juif, dont a été si bien montrée la spécificité, est-il devenu un cache obturant et interdisant tout discours sur un autre martyre, d'une nature et d'une logique historiques différentes, celui du peuple polonais non juif ? comment l'écrasement de Varsovie sous les bombes en septembre 39, l'invasion soviétique, Katyn, l'œuvre immense de la résistance polonaise, l'insurrection de la capitale en août-septembre 44 ont-ils pu devenir des objets interdits, des non-objets, dont il n'est permis de faire mention qu'à condition de les référer à la Shoah ? tout cela est-il juste ? et que diraient les trois millions de morts polonais non juifs, s'ils apprenaient que seuls ont droit de cité dans la mémoire des vivants les trois millions de morts polonais juifs ? En tout cas, si les bourreaux de Katyn pouvaient lire de tels articles, où est taxé d'antisoviétisme le rappel de leurs forfaits, si les pendeurs, fusilleurs et égorgeurs des villes et des campagnes polonaises sous la botte nazie savaient qu'au moins cette partie-là de leurs crimes est désormais placée sous scellés, à l'heure où paradoxalement s'ouvrent les dernières archives, alors, sans doute, ils ne seraient pas mécontents.
Avec mes salutations distinguées,
E.G.S.
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